The Dangers of Nuclear War
Cet ouvrage rassemble les contributions d’une vingtaine d’auteurs ayant participé au 30e symposium du mouvement Pugwash tenu à Toronto au Canada en 1978, et c’est pourquoi M. Pierre Elliott Trudeau l’a gratifié d’un avant-propos.
Ces auteurs, ce ne sont pas, comme on le croit souvent quand il s’agit de ce mouvement, des pacifistes à tous crins mais des hommes qui ont généralement exercé à des titres divers des responsabilités importantes dans le domaine des armes nucléaires et de la recherche politique et scientifique à leur sujet. Ils savent donc parfaitement de quoi ils parlent et ils n’en traitent pas à la légère.
Parmi eux notamment, McGeorge Bundy, président de la Fondation Ford et qui a été assistant spécial du président des États-Unis pour la sécurité nationale de 1961 à 1966 : le vice-amiral Gerald E. Miller, ancien commandant de la 2e puis de la 6e Flotte et qui a été également sous-directeur de l’État-major interarmées de planification des objectifs stratégiques : Richard L. Garwin, professeur de physique à l’université de Columbia, ancien membre du comité conseillant le président des États-Unis pour les questions scientifiques, senior consultant du département de la Défense et de celui de l’Énergie ; deux universitaires de Toronto. Franklin Griffiths et John C. Polanyi, l’un professeur de science politique, directeur du Centre d’études russes et est-européennes, l’autre professeur de chimie, ont rassemblé les études et les commentaires auxquels elles ont donné lieu de la part des participants, à qui elles avaient été destinées au préalable, et ont donné à ce volume le prolongement prospectif et la conclusion qui s’imposaient.
Le lecteur ne pourra qu’être frappé par la convergence des pensées de ces auteurs avec l’appel pathétique lancé récemment par le pape Jean-Paul II à l’UNESCO (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture) sur ce grave sujet de préoccupation qu’est le risque croissant de guerre nucléaire.
La première étude est due à Jordan Carson Mark, physicien, ancien chef de la division du Laboratoire de Los Alamos chargée des plans théoriques des armes nucléaires. Son article, très documenté, mais écrit en termes abordables par tout lecteur même dépourvu de connaissances scientifiques, retrace les effets des divers types d’attaques nucléaires : celles limitées au champ de bataille avec des armes de petite puissance, celles aériennes ou en surface contre des objectifs industriels, celles utilisant des charges puissantes et en surface contre des objectifs militaires, et celles enfin d’une guerre nucléaire sans limitation entre les deux superpuissances. L’auteur décrit les effets directs immédiats et rémanents ainsi que les effets indirects pour les populations situées en dehors de la zone de tir, voire même pour le reste de l’humanité. À partir d’un certain volume d’armes, ces effets indirects atteindraient en effet le monde entier. Le tissu social et international serait en quelque sorte déchiqueté et des zones entières du globe manqueraient de ce qui est indispensable à la satisfaction de leurs besoins naturels : nourriture, eau, chauffage, médicaments, infrastructures hospitalières, communications : le tout dans un contexte d’anarchie, de luttes atroces pour la vie, avec des foules immenses de blessés et de malades, le développement d’épidémies, et sans que rien ne puisse être fait avant longtemps, ni même jamais, pour relever les ruines. La sobriété des termes de cette étude rehausse le caractère terrifiant de la menace. La conclusion s’impose : on peut tenter de contrôler l’emploi des armes nucléaires, mais au moment où il atteint un certain niveau nul ne peut plus prétendre contrôler les conséquences de cet emploi. Tous les participants au colloque, quellle que soit leur nationalité, Américains, Anglais, Canadiens, Égyptiens, Français, Indien, Israéliens, Suisses et Soviétiques, tous s’accordent sur ce point formulé dans une déclaration commune : une guerre nucléaire qui verrait le déchaînement des armes nucléaires existantes serait un désastre comme le monde n’en a jamais connu et dépassant même les limites de notre imagination ».
Cette terrifiante perspective reste en fond de tableau de l’ouvrage qui se divise ensuite en quatre parties.
Dans la première, les auteurs s’interrogent sur les raisons qui ont valu au monde, depuis 1945, d’éviter la guerre nucléaire.
Dans la seconde, ils cherchent à apercevoir les développements qui, sur le plan politique, du fait notamment de la multipolarité nucléaire, et sur le plan technologique, sont susceptibles de modifier l’équilibre de la terreur et d’affecter la menace de guerre nucléaire.
Dans la troisième, ils considèrent les scénarios qui peuvent conduire à une guerre nucléaire limitée, soit à partir de la multiplication des actes de terrorisme utilisant des éléments de l’arme nucléaire, soit à partir de conflits marginaux impliquant dans l’avenir des puissances actuellement proches du niveau nucléaire, enfin ils cherchent à se représenter des scénarios de guerre nucléaire entre les deux Grands.
La quatrième partie est consacrée à des remarques tant rétrospectives que prospectives concernant les documents présentés au symposium et examine l’attitude et les mesures à adopter pour réduire les risques de guerre nucléaire, risques qui vont croissant du fait de la déstabilisation du monde qui ne peut que s’amplifier d’ici l’an 2000 et du fait de l’accumulation des armements et de leur transfert précisément dans des zones de plus grande instabilité.
Quelques remarques notées au passage : McGeorge Bundy observe que si le monde a eu jusqu’ici la chance d’éviter la guerre nucléaire c’est en raison du nombre limité des puissances ayant acquis la capacité nucléaire alors que beaucoup y aspirent – et ont des chances d’y parvenir dans l’avenir – et parce que ces membres du club nucléaire n’ont jamais été mis, ou ont évité de se mettre, en face de la nécessité d’une victoire à tout prix ou d’éviter un désastre qui les eut laissés sans espoir. Aucune puissance nucléaire, par ailleurs, ne s’est trouvée en position d’utiliser ses armes nucléaires sans avoir à redouter les conséquences profondes d’une autodestruction. On ne peut être assuré qu’il en sera toujours ainsi, de même que rien ne dit que la course technologique qui se poursuit ne favorisera pas un jour l’usage en premier de l’arme nucléaire par l’une des puissances qui la détient.
À noter, sur le plan historique, l’analyse que fait John Steinbrunner, directeur des études de politique étrangère à la Brookings institution, à propos des deux seules crises nucléaires que le monde ait connues, celle de Cuba en 1962 et celle de l’alerte nucléaire déclenchée à Washington à l’occasion de la guerre israélo-arabe de 1973. Il y montre que si grand soit le sang-froid des décideurs, si forts soient les « nerfs d’acier » des gouvernants, ils ne peuvent répondre de tous les actes des échelons subordonnés et la guerre peut ainsi leur échapper par un enchaînement fatal. Le comportement des chefs militaires peut varier considérablement en fonction des conjonctures qui se présentent et il y a, en quelque sorte. « des réactions organisationnelles diffuses » que l’appareil politique a du mal à contrôler : ainsi, en 1962, le marquage de près des sous-marins nucléaires soviétiques et la mise en alerte, par le chef d’État-major de la Marine américaine, de tout le dispositif de lutte anti-sous-marine, la violation de l’espace aérien, avec les risques de réaction que cela comportait, par la reconnaissance américaine ; au contraire, en octobre 1973, la visite de Kissinger à Moscou manifestait la volonté du pouvoir américain de ne pas se laisser entraîner dans l’escalade, à tel point, note Steinbrunner, que lorsqu’on vint annoncer au commandant du SAC (Strategic Air Command) le déclenchement de la mise en alerte des forces nucléaires, il continue à jouer au golf.
Autrement dit, les signaux politiques qui sont épiés par les organisations militaires – mais qui peuvent aussi être ignorés par elles – sont un élément important pouvant incliner le cours des événements vers la guerre nucléaire et l’en détourner. Il est difficile de mener la « gesticulation », de demander aux militaires de « faire comme si » et en même temps de leur révéler qu’on n’ira pas jusqu’au bout. Ceci fait partie des « misunderstandings » et des « miscalculations » qui peuvent naître en temps de crise à l’intérieur des États nucléaires comme entre eux et qui sont évoqués maintes fois dans cet ouvrage.
Il y aurait à citer encore bien d’autres idées intéressantes relevées dans ces études. Nous nous bornerons à en citer quelques-unes : notons par exemple la conviction de George W. Rathjens, professeur de science politique au Massachusetts Institute of Technology, et qui fut directeur adjoint de l’ARPA (Advanced Research Projects Agency) et de l’ACDA (Arms Control and Disarmament Agency), qui ne croit pas au scénario, pourtant souvent cité, d’un échange nucléaire soviéto-américain pour priver l’adversaire de sa capacité de première frappe. L’auteur note que cet adversaire n’attendrait pas cette frappe pour décharger ses silos contre des objectifs payants de l’autre côté. Selon l’auteur, les comparaisons entre capacités de mégatonnage d’emport de part et d’autre utilisées dans de tels scénarios n’ont pas grand sens.
Il ressort de ces études que, bien souvent, la recherche du perfectionnement technologique est faite pour elle-même et que les stratèges recherchent ensuite l’application qu’ils peuvent en faire et établissent leurs plans en fonction de l’innovation qui vient d’être trouvée.
On apprendra beaucoup à lire ce livre, malgré l’obstacle de la langue. Je puis assurer à tout lecteur qui s’en donnera la peine qu’après l’avoir refermé il ne parlera plus de la même façon de ce concept désincarné qu’est la dissuasion, ce concept dont beaucoup se gargarisent sans savoir quelle est la terrifiante réalité qu’il recouvre. Au politique revient la lourde responsabilité de décider de l’emploi de l’arme nucléaire. Au militaire qui le conseille il incombe un double devoir impérieux : celui, d’abord, d’une connaissance profonde de ce dont il parle et celui, ensuite, de prudence.
Ce livre les y aidera. ♦