La paix saccagée. Les origines de la guerre froide et la division de l’Europe
Voici une étude importante, ample et documentée sur la période 1943-1950, portant sur les rapports entre les États-Unis et l’URSS. Son titre tranchant traduit un manque d’objectivité que la lecture confirme peu à peu. La paix dont il traite est la paix virtuelle qui aurait pu s’établir à la cessation des hostilités entre l’Axe et le reste du monde. Son saccage est en réalité un avortement. Il paraît bien présomptueux de l’imputer à tel régime plutôt qu’à tel autre, à tel homme d’État plutôt qu’à son vis-à-vis. Or, c’est ce que fait, assez subtilement, l’auteur.
Il souligne d’emblée que les diplomates américains spécialistes de l’URSS constituaient, avant l’entrée en guerre de celle-ci contre l’Allemagne, une école de pensée systématiquement méfiante, sinon hostile, à l’égard de Staline et du communisme et il en baptise l’esprit « les postulats de Riga ». Elle va dominer la politique américaine jusqu’à ce que Roosevelt décide l’entrée en guerre de son pays et envisage une coopération militaire et, par voie de conséquence, politique avec la Russie. D’un côté, les Bohlen, les Kennan, de l’autre, auprès du Président, Hopkins, Stimson, Henry Wallace. L’opposition s’accentue lors de la rencontre de Yalta où se décide la répartition des zones d’influence après la victoire proche : les « postulats de Yalta » l’emportent sur ceux de Riga.
Roosevelt meurt. Truman, ignorant tout de la politique extérieure, doit s’instruire et prendre conseil. Il se retrouve encadré de plus près par les tenants de Riga que par ceux de Yalta. Ses secrétaires d’État successifs – Byrnes, Marshall, Dean Acheson – éliminent la vieille garde rooseveltienne. Face aux problèmes difficiles, aux menaces de crise internationale qui ne cessent de l’assaillir et dont l’énumération réveille chez le lecteur âgé de noirs souvenirs (le sort des alliés européens, les pays Baltes, les Balkans, la Grèce, la Turquie, l’Iran, le Proche-Orient, la Chine, le Japon, le Vietnam et, primant tous les autres, l’Allemagne, son occupation, les réparations qu’il en faudra tirer…). Truman, homme de caractère et de décision, va développer une attitude cohérente, la « doctrine Truman », basée sur le « containment » (« endiguement » en français) des ambitions soviétiques, l’interventionnisme, le réarmement et la reconstruction économique.
C’est à partir de là que va s’établir progressivement, au sein d’une alliance contre-nature, la guerre froide. Sur le plan extérieur aux États-Unis, elle est marquée par les heurts de la conférence de Berlin sur le sort de l’Allemagne, le blocus de Berlin, la division définitive de ce pays, la non-signature d’une paix globale, les premières années difficiles de l’Organisation des Nations unies, sur le plan intérieur, par l’établissement d’un consensus anticommuniste (qui culminera dans le Maccarthysme) et la question du réarmement. La guerre de Corée et la première explosion nucléaire soviétique trancheront ce dernier problème en 1950 et conforteront la position des durs. La confrontation a définitivement supplanté la diplomatie et la coopération, même si quelques anciens, tels Bohlen et Kennan, repoussent moins durement qu’avant l’emploi de la diplomatie.
L’ouvrage, bien fait et bien écrit, se garde d’une condamnation sans réserve de responsables désignés vis-à-vis de cet antagonisme global qui a mené le monde à l’équilibre de la terreur. Mais l’auteur laisse clairement entendre que, si l’esprit de Yalta avait pu se maintenir, la détente que l’on aborde depuis peu avec précaution aurait depuis longtemps répandu ses bienfaits, alors que l’esprit de Riga a refoulé celle-ci contre toute raison.
Cette idée, placée en filigrane tout au long de l’étude, nous semble insuffisamment fondée pour être prise au sérieux. L’autocritique pratiquée par l’Occident serait plus valable si on pouvait lui opposer une autocritique soviétique. Les véritables responsabilités pourraient surgir de cette confrontation. Or, de la considérable bibliographie (près de 400 ouvrages ou dossiers répertoriés) présentée par Daniel Yergin à l’appui de son livre, on ne tire qu’un nombre ridicule d’ouvrages non-anglo-saxons, et quatre titres d’ouvrages publiés à Moscou ! Il en résulte qu’on sait tout sur les débats internes, les doutes, les crises de conscience des hommes d’État américains sur la finalité de leur politique, de leurs tactiques, mais que des Soviétiques on ne sait rien qu’à travers thèses officielles et témoignages de seconde main.
Paru aux États-Unis en 1977, le livre est antérieur à l’affaire afghane et à l’implantation des SS-20 en Europe, comme à la bonne foi déçue de Carter. Si l’actualité ne lui enlève rien de son intérêt documentaire, elle enlève beaucoup de crédibilité à ses jugements politiques.
La traduction de François Adlstain est excellente. ♦