La liberté couleur d’œillet. Histoire du XXe siècle portugais
Raconter en moins de quatre cents pages les soixante-dix ans de l’histoire d’une nation qui la font passer de l’état d’Empire colonial à la dimension du globe, à celui d’une modeste République européenne est une tâche difficile. Elle exige de ne s’attarder nulle part, de schématiser situations, actions, acteurs, de s’abstenir d’une réflexion en profondeur sur les événements et les hommes, le poids respectif des facteurs proprement nationaux et mondiaux.
Christian Rudel a fort bien réussi cette condensation de l’histoire du Portugal depuis le renversement de la Monarchie, en octobre 1910, jusqu’à l’élection du général Eanes à la Présidence de la République, en juin 1976, éclairant les faits essentiels de données sociales, économiques, géopolitiques précises. Il n’a pas échappé à la nécessité d’élaguer dans l’analyse des causes et des effets. Le résultat en est un livre très clair, raisonnablement objectif, d’une lecture aisée et entraînante, mais plus près du reportage que de l’étude historique menée à tête reposée.
Dans un bref rappel du passé, présenté en introduction, sachons lui gré d’avoir souligné la tragique dépendance dont a souffert le pays vis-à-vis de l’Angleterre jusqu’au-delà de la Première Guerre mondiale, contribuant à paralyser son développement commercial et industriel, comme à retarder l’ouverture de sa politique coloniale.
C’est avec sympathie qu’il traite de la première République, à sa naissance, qu’il nous expose ses problèmes, ses initiatives, ses efforts. Mais il reconnaît aussi bien ses insuffisances, ses échecs successifs, sa politisation stérilisante et l’instabilité gouvernementale qui en résulte ; ainsi s’explique la facilité avec laquelle, en trois étapes – 1926, 1928, 1932 –, Salazar a pu se substituer à elle.
Il est sans indulgence, par contre, pour ce personnage exceptionnel, dont les capacités intellectuelles, le caractère, la stature morale, le dévouement à l’État ne sauraient être mis en question, mais que l’exercice prolongé du pouvoir a figé dans un immobilisme politique désespérant, et mené à une répression policière d’une dureté comparable à celle d’un Staline. Il l’est presque autant pour son successeur et disciple Marcelo Caetano, qui gouvernera de 1968 à 1974. Pourtant ces quarante années d’« État corporatiste » ne sont pas que négatives. Dans une Europe progressivement déchirée puis ruinée par la guerre, il n’était guère commode d’être à la barre du Portugal et de le faire prospérer… Après 1945 s’est aggravé le poids du boulet colonial, unique espoir cependant de la modernisation industrielle et économique de la métropole. Si Salazar n’a pas libéré l’Angola ou le Mozambique quand l’Angleterre a quitté les Indes ou que s’est constituée l’Union française, quel autre régime alors imaginable pour cette nation eût pu le faire ?
L’auteur retrouve sympathie et presque enthousiasme pour nous conter la seconde révolution républicaine du siècle, victorieuse sans effusion de sang, en avril 1974, et bicéphale d’ailleurs : celle du général Spinola et des Capitaines. Son installation ne se fait pas sans troubles, parfois violents, sans pas en avant suivis de pas en arrière dans la marche proclamée vers le socialisme. Mais avec la tombée de la fièvre révolutionnaire, de nouvelles perspectives se dessinent d’équilibre politique, de développement économique, de standing international… L’attachement à l’Occident s’affirme irréversible avec la demande d’entrée dans le Marché Commun. La liberté couleur d’œillet s’est bien implantée dans un Portugal amputé de son empire, mais sain et sauf !
Souhaitons que Christian Rudel, brillant journaliste, spécialiste des questions hispano-latino-américaines, nous livre bientôt une galerie des portraits des protagonistes de cette liberté, dont il nous a aujourd’hui si bien tracé le profil. ♦