La Grande Armée
Encore que la littérature et l’iconographie consacrées à l’Empire soient considérables, ces trois mots : « La Grande Armée » demeurent trop souvent, dans nos manuels scolaires, une entité abstraite. Tout au plus ceux-ci s’ornent-ils parfois de quelques gravures d’époque ou de la reproduction de quelques tableaux célèbres d’Horace Vernet, qui sont d’ailleurs plus propres à illustrer les épisodes glorieux des campagnes napoléoniennes qu’à dépeindre les misères et les souffrances dont elles furent payées.
Les témoignages ne manquent pas cependant qui permettent d’avoir de cette Grande Armée une vision plus fidèle, mais il fallait toute la patience et le talent d’un écrivain comme Georges Blond pour les exploiter et en tirer, à sa manière habituelle de traiter l’histoire, une sorte de grand reportage qui nous fait revivre l’histoire pathétique de cet immense rassemblement d’hommes tantôt sublimes et tantôt pitoyables. La bibliographie utilisée par l’auteur pour brosser cette vaste fresque est immense ; elle va des mémoires connus, comme ceux de Caulaincourt, de Marbot, de Marmont, à ceux du capitaine Coignet et du sergent Bourgogne, mais elle fait aussi appel à des écrits d’hommes dont le témoignage s’élève à plus de hauteur et dont l’objectivité ne peut être mise en doute, ainsi les Mémoires de chirurgie militaire du baron Dominique Larrey ou le Journal de campagne du baron Percy, chirurgien en chef de la Grande Aimée, ou encore le Tableau de la campagne de Moscou en 1812 du chirurgien-major René Bourgeois. Surtout ceux de Larrey qui fut un homme admirable et qui opéra sur tous les champs de bataille dans des conditions presque toujours effroyables. Georges Blond rapporte que Wellington, le voyant agir sur le terrain à Waterloo, souleva son chapeau en disant : « Je salue l’honneur et la loyauté qui passent ».
L’auteur nous fait saisir, de façon très réaliste, le long calvaire de cette Grande Armée et les pertes considérables qu’elle connut. Songeons par exemple que des 400 000 hommes qui franchirent le Niémen en juin 1812 et qui sont constitués pour un tiers seulement de Français, 10 000 à 20 000 tout au plus revinrent en Pologne 6 mois plus tard… Songeons aux 120 000 hommes engagés par Napoléon à la Moskowa, aux 10 000 morts et aux 14 000 blessés qui restèrent sur le terrain et dont beaucoup agonisèrent dans des souffrances atroces…
Ce martyrologue de la Grande Armée s’accompagne, hélas, d’exactions, de pillages, que Georges Blond n’excuse pas mais dont il fait comprendre les raisons, et notamment l’insuffisance, pour ne pas dire la défaillance totale, de l’intendance la plupart du temps : elle ne suit pas à la vitesse des colonnes toujours poussées à marches forcées par un génie de la guerre qui veut ignorer les contingences matérielles. Le soir, à l’étape, il faut pourtant manger, se réchauffer ; alors on rafle tout ce qu’on peut comme victuailles aux environs, même dans les hameaux misérables, on arrache portes et fenêtres pour faire du feu au bivouac et l’on donne à manger aux chevaux, s’il le faut, la paille des toits de chaume.
Plus sévère ajuste titre est le commentaire que l’auteur fait des pillages scandaleux commis par des maréchaux, comme Soult par exemple, dont les fourgons s’alourdissaient du butin d’objets précieux et de tableaux volés dans les églises ou les musées espagnols. Que dire aussi de la veulerie d’un Masséna devant sa maîtresse déguisée en aide de camp et dont les caprices retardent les colonnes et compromettent les opérations ? Quel jugement porter sur les trahisons qui se multiplient à mesure que l’affaire tourne mal : celle d’un Murât qui une première fois déserte en pleine campagne de Russie pour rejoindre son royaume napolitain et qui, une deuxième fois, au plus fort de la bataille de Leipzig, traite avec l’ennemi pour sauver sa couronne ? Que dire de celle de Bourmont qui passe à l’ennemi la veille de Waterloo et lui révèle tout ce qu’il sait du plan de l’Empereur… ?
Georges Blond nous confie dans son avant-propos qu’il avait d’abord pensé à parler le moins possible de Napoléon mais qu’il a dû se rendre à l’évidence : on ne peut comprendre la Grande Armée en faisant abstraction de celui qui en fut l’âme et qui, par son courage au milieu des tourmentes, exerça sur ses soldats une influence quasi magnétique. Mais il eût fallu qu’il fut partout à la fois pour insuffler son génie manœuvrier, son ardeur et sa foi dans la victoire.
En nous montrant ainsi « l’envers de la médaille » Georges Blond fait comprendre le caractère inéluctable de l’effondrement final. Il a eu raison de ne rien nous cacher car, comme il le dit lui-même : « les taches solaires n’empêchent pas l’astre de briller ». Le récit de cette épopée est captivant ; il pourra de surcroît donner à méditer à tous ceux qui ont aujourd’hui la responsabilité de préparer des hommes au combat dans des conditions qui pourraient être aussi sévères que celles des campagnes napoléoniennes. ♦