Le rôle du député et ses attaches institutionnelles sous la Ve République
C’est en sa qualité de juriste – il est maître-assistant à l’Université Paris-I – que M. Masclet pose le thème de sa thèse de doctorat : « Il est fréquent en droit constitutionnel de constater l’écart qui existe entre les institutions et leur pratique, entre les conceptions juridiques et leur incarnation dans la réalité. Il en va ainsi pour le rôle du député et pour le mandat parlementaire.
Certes, le mandat représentatif a toujours donné lieu à des accommodements. Ceux-ci ont pris un caractère habituel dans tous les régimes où existent des assemblées, qu’ils soient présidentiels ou parlementaires. Mais il semble que, sous la Ve République, la distance entre le rôle réel du député et son rôle institutionnel se soit considérablement accrue et que la théorie du mandat représentatif connaisse des altérations profondes ». Certes, la personnalité même du général de Gaulle a affecté le jeu institutionnel dans la mesure où elle a introduit un facteur personnel, essentiellement psychologique, dans un système qui restait « classique », encore que l’on ait pu dire qu’il était trop présidentiel pour ce qu’il avait de parlementaire, et trop parlementaire pour ce qu’il avait de présidentiel. Mais si l’on fait abstraction de la place que tenait le Général dans la vie politique française, on ne peut qu’enregistrer un certain déclin de l’institution parlementaire, au point que bon nombre de députés « en viennent à s’interroger sur l’utilité même de leur travail (…). La complexité croissante des tâches de l’État, l’extension de ses interventions, auraient dû bénéficier au Parlement et rendre l’exercice de la fonction parlementaire encore plus enrichissant. Tout au contraire, plus l’œuvre législative (au sens large) se développe, moins le Parlement y a de part ». L’aspiration à une restauration de la fonction parlementaire (dans le cadre des pouvoirs actuels du Parlement ou accompagnée d’un accroissement de ceux-ci) est à peu près unanimement partagée. Dans ce contexte, quel rôle exact le député joue-t-il et quel rôle devrait-il jouer ? Les deux questions sont indissociables l’une de l’autre, elles ouvrent un immense champ de recherche, dans lequel M. Masclet s’est engagé en juriste, mais sans réduire la vie institutionnelle à des textes. Son analyse ne prend pas pour point de départ les pouvoirs que le député détient de la constitution, elle porte sur la pratique et le vécu de la fonction parlementaire. En accumulant les faits, il éclaire les problèmes du cumul des mandats, du rôle local, de l’influence des partis, etc.
Les attaches avec le parti politique et avec la circonscription se sont développées parallèlement sous la Ve République. Aucune de ces deux tendances n’est nouvelle. L’existence et l’influence des groupes parlementaires, notamment, ne datent pas d’aujourd’hui. Mais le renforcement des liens avec les partis s’est poursuivi depuis 1958 en dépit d’une atmosphère institutionnelle défavorable aux formations politiques : cette atmosphère n’a pas constitué un obstacle à l’élargissement progressif des prérogatives des groupes dans le travail parlementaire, ni au renforcement de la discipline de vote. De même, le « localisme » du mandat parlementaire est une tradition bien établie, mais son poids sur le travail individuel et collectif des députés s’est alourdi, cette pratique a acquis droit de cité et elle est maintenant présentée comme partie intégrante de la fonction parlementaire. « Jusqu’ici, le localisme était subordonné au rôle national du député, auquel il servait de support. Aujourd’hui il concurrence et souvent éclipse le rôle national ». En fait, localisme et dépendance partisane se renforcent l’un l’autre : écrasé sous les démarches qu’implique le service des électeurs, le député est de plus en plus tenté de s’en remettre au groupe parlementaire et aux leaders de son parti pour l’étude des dossiers nationaux et la définition des positions politiques. Il est ainsi conduit à se décharger de ses responsabilités nationales au profit d’une élite parlementaire qui monopolise les interventions importantes. « De nombreux députés vouent leurs préoccupations à leurs communes, à leurs départements. Ils continuent d’appartenir prioritairement au personnel politique local et laissent le soin de débattre les grands problèmes à un groupe restreint de personnalités ». Cette observation conduit M. Masclet à une conclusion d’une ample portée. L’évolution du rôle du Parlement explique la pratique actuelle du mandat représentatif, mais l’abdication du député devant son rôle national, donc la dévalorisation de la fonction parlementaire accentuent, au-delà sans doute de ce qui était prévu, cette évolution du rôle du Parlement. « L’existence d’une composante locale dans l’exercice du mandat parlementaire est bénéfique lorsqu’elle assure au député une meilleure connaissance concrète des réalités économiques et sociales et des besoins de la population, lorsqu’elle lui permet de mieux apprécier l’application des lois et règlements, lorsqu’elle l’éclairé sur les lacunes de l’action publique. Il n’en va pas de même lorsqu’elle prend le pas sur le rôle national du député et que, en réalité, elle affaiblit le pouvoir représentatif face au pouvoir administratif ». La confusion s’instaure alors dans les tâches de l’élu, comme dans l’esprit des électeurs, « et ces confusions s’entretiennent mutuellement dans une connivence feutrée ».
M. Masclet ne se contente pas d’un examen clinique, il suggère des remèdes en fonction des causes de la situation qu’il déplore. Le repliement sur la circonscription est dû à des facteurs nombreux : la loi électorale, les facilités offertes par l’aménagement des travaux parlementaires, la place même du Parlement dans les institutions, etc. C’est pourquoi on ne peut se contenter de souhaiter des réformes de détail : il faut poser dans son ensemble « le problème de la conception du rôle du député ». Le vrai problème concerne ainsi le rôle du député, et les moyens à mettre en œuvre pour redonner la priorité « au rôle national de représentation politique ». M. Masclet souhaite une double évolution de la fonction parlementaire qui aboutirait, d’une part à libérer le parlementaire de l’excès des contraintes locales, d’autre part à renforcer l’aspect collectif de son travail. « La disponibilité de chaque député peut seule assurer la capacité de travail de l’ensemble de la Chambre et par voie de conséquence la qualité et l’indépendance de l’œuvre législative et du contrôle politique ». Or, le travail du député s’exerce dans le cadre des groupes parlementaires. Ceux-ci sont indispensables, en raison de l’extension du contrôle sur l’administration. « Le développement des groupes paraît donc bénéfique et souhaitable », ce qui conduit à une conception plus collective du mandat représentatif, se substituant à la traditionnelle conception individualiste, ce qui s’insérerait d’ailleurs dans l’évolution de la société elle-même. Mais le parlementaire doit rester libre au sein du groupe, ce qui n’est pas toujours le cas actuellement, en raison du poids des tâches locales. En fin de compte, il s’agit de trouver un point d’équilibre. Celui-ci paraît à M. Masclet ne pouvoir être recherché que dans le cadre d’un statut des partis politiques. Ce serait un grand changement dans les esprits, car jusque dans un passé récent « l’utilité des partis pour le bon fonctionnement des institutions démocratiques était mise en doute ». Il ne s’agit pas de souhaiter la résurgence ce que l’on appelait « le régime des partis », mais de donner aux députés un nouveau cadre structurel (qui ne met pas en cause la Constitution) leur permettant de se libérer d’une grande part des contraintes locales pour pouvoir mieux répondre aux exigences nationales de leur mandat. En formulant ce souhait, M. Masclet pose une question qui concerne à la fois les électeurs et les élus, et son remarquable livre va ainsi très au-delà de ce que l’on est parfois tenté d’attendre d’une thèse universitaire. ♦