Colbert
Une vaste et solide culture historique et économique a permis à la princesse Murat de mener avec talent une très substantielle étude sur Colbert, pour laquelle elle a utilisé l’importante documentation conservée dans sa famille, les Luynes, descendants du ministre.
Dans l’esprit de notre revue, plutôt que de chercher à découvrir dans ce récit passionnant l’étonnante personnalité de celui qui sut tenir pendant 22 ans un rôle précieux mais difficile auprès d’un souverain éclairé mais exigeant, nous retiendrons plus particulièrement ce qui se rapporte, avec des résonances contemporaines, à la naissance d’un concept national et à l’ambition d’un État moderne. Que le « Colbertisme », en effet, apparaisse aujourd’hui comme une doctrine entachée d’erreurs et de lacunes et étroitement liée à une époque révolue ne peut masquer la singulière clairvoyance de l’homme d’État persuadé que la grandeur et l’indépendance nationales nécessitent la poursuite opiniâtre d’un grand dessein économique. Avec lui, c’est une volonté politique au niveau suprême qui s’attache à donner à la France des moyens de production et d’échange capables, dans son esprit, d’assurer sa prépondérance : dirigisme, protectionnisme, réglementation, surveillance de la qualité des fabrications en vue de l’exportation, essor scientifique et technique, développement des manufactures royales, soutien des grandes compagnies commerciales et coloniales, création de ports, de chaussées, de canaux, de vaisseaux marchands et de navires de guerre, tel est, à la mesure d’un grand État, le programme du ministre. En fait, c’est à une guerre économique permanente que Colbert pousse le royaume, parallèlement à l’incessante guerre territoriale classique que Louvois aide le roi à mener. Pour cette dernière forme de lutte, le responsable des finances qu’est Colbert parvient, très difficilement d’ailleurs, à trouver les fonds nécessaires à des forces militaires considérables sans réussir à endiguer les excessives dépenses royales de prestige. Mais, en matière de guerre économique, son système étatique, adapté cependant aux mentalités de son temps et de son pays, mais excessif, n’obtient pas d’aussi heureux résultats que le capitalisme libéral pratiqué chez ses rivaux d’Angleterre et de Hollande par une classe dirigeante, industrielle, financière et marchande, pour laquelle le grand commerce est une sorte d’épopée dont les héros sont assurés de connaître la récompense terrestre de leurs efforts vertueux.
Issu lui aussi de la grande bourgeoisie d’affaires, Colbert, venu à la haute fonction publique, y apporte, dans un style typiquement français, un dévouement passionné au service de l’État et le sens de la grandeur nationale, mais sans que sa prodigieuse puissance de travail parvienne à rénover profondément le monde économique et social de son temps ni à assainir les rouages complexes et fragiles de la lourde machinerie exécutive, législative, administrative et judiciaire de l’Ancien Régime. ♦