L’hécatombe des généraux
En 1914, après la mobilisation, sans parler de l’Intérieur, de l’Afrique du Nord, des Colonies et de la Marine, il y avait aux armées quelque 430 généraux ou colonels faisant fonction de brigadier. Pendant les 5 premiers mois de la guerre, le général Joffre a éliminé, pour incapacité physique, psychique ou professionnelle, plus de 160 d’entre eux, soit près de 40 %, le double de ceux qui ont été tués, blessés ou faits prisonniers pendant la même période. Il s’agit bien d’une « hécatombe de généraux » !
En étudiant sous tous ses aspects ce phénomène historique avec sa double culture militaire et universitaire, Pierre Rocolle, selon son habitude, pose, implicitement ou non, une série de questions propres à stimuler d’utiles réflexions chez les « dirigeants, responsables du sol », comme il le dit en paraphrasant le psalmiste. Nul doute qu’elles ne passionnent tous ceux qu’informe notre revue ; à leur usage, nous les ramenons à 3 interrogations qui nous paraissent essentielles.
D’abord, l’inaptitude à remplir sa tâche d’une large fraction du commandement de l’armée de 1914 n’explique-t-elle pas ses revers initiaux beaucoup plus que les erreurs ou insuffisances souvent alléguées en matière stratégique, tactique et technique ? C’est la conviction à laquelle parvient Rocolle après une réévaluation objective des plans de concentration et d’opérations, de la doctrine en vigueur et de l’armement réalisé. La IIIe République, selon lui, avait mis beaucoup de soin à forger une armée mais sans lui donner les chefs capables de la commander : première leçon à méditer.
Ensuite, cette grave défectuosité de nos forces de 1914 est-elle à mettre au compte des mauvaises méthodes militaires de sélection et de formation des cadres de rang élevé, ou faut-il l’imputer à l’ingérence abusive de facteurs politiques retardant systématiquement les uns et poussant exagérément les autres dans leurs carrières en dehors de toute considération professionnelle ? Son analyse historique et sa connaissance personnelle du monde militaire inclinent Rocolle vers la seconde interprétation : nous enregistrons sa démonstration tout en pensant que, à cette époque comme en toute autre, la qualification de nombreux cadres supérieurs aurait dû être améliorée par un entraînement plus poussé et que le loyalisme de certains d’entre eux à l’égard des institutions aurait dû être confirmé en dehors de toute politique partisane : c’est une seconde leçon.
Enfin, si cette profonde faiblesse dont souffrait l’armée de 1914 a pu être corrigée après nous avoir coûté cher mais avant de nous avoir conduits à un désastre, ce fut grâce à l’heureuse rencontre de diverses circonstances : volonté du commandement en chef, énergie du ministre, solidité de l’armée et du pays, richesse de la ressource en hommes de haute qualité, lenteur du déroulement de la séquence militaire. Ces circonstances n’ont été réalisées ni en 1870 ni en 1940. Le seraient-elles dans une autre crise ? Pour cette troisième question, c’est affirmer l’impérieux devoir national de préparer une armée exempte des faiblesses qu’elle a pu éprouver à certains moments de son histoire et que l’excellent livre de Pierre Rocolle nous aide à mieux connaître pour chercher à mieux les éviter. ♦