Le Dragon d’Annan
Étrange destin que celui du Prince Ving Thuy, fils d’empereur, empereur lui-même à 12 ans – mais empereur « protégé » abdiquant 20 ans plus tard en faveur d’un gouvernement révolutionnaire avec lequel il compose, exilé volontaire, empereur à nouveau, mais toujours protégé, écarté enfin du pouvoir après 6 ans de règne et finissant ses jours sans grandeur mais non sans dignité au sein de l’ancienne puissance protectrice.
Destin pathétique sans doute, par le contraste entre l’enfance solitaire, impassiblement figée par l’étiquette et les rites, et les avatars de l’adulte bousculé par la révolution et la guerre et l’impact du monde moderne sur l’Extrême-Orient. Mais destin dramatique, certainement pas : le drame, au Vietnam, c’est le sort du peuple, écrasé de malheurs depuis plus de 40 ans !
Après plus de 20 ans de silence, l’intéressé reprend la parole pour conter son itinéraire et livrer sa philosophie du pouvoir. Sait-il qu’il prend ainsi le risque de montrer que l’on peut être le premier dans l’État sans en être vraiment le chef ? En tout cas, les qualités de l’homme transparaissent à travers le texte : intelligence, lucidité, sang-froid confinant à l’impassibilité, vigueur, courage physique… mais aussi ses imperfections : orgueil, indifférence au prochain, morale sans rigueur, affectation d’un irritant cynisme.
Du côté français, on connaît assez bien le rôle qu’il a joué sous la tutelle de la France, avant 1945 puis de 1949 à 1955, et nous ne pensons pas qu’il y ait à reprendre à ce qu’il en expose, même lorsqu’il souligne les incertitudes, sinon la duplicité, de la politique française vis-à-vis du Vietnam, ses contradictions, ses limites. (Un homme eût, semble-t-il, pu modifier le cours des choses s’il eût survécu : le général de Lattre). Moins familièrement nous est la période de son abdication et de sa présence au Gouvernement d’Ho Chi Minh en qualité de Conseiller suprême. Cette partie du récit constitue un document unique, qu’il faut lire. Non seulement le souverain trahit une passivité certaine à l’égard des pressions dont il est l’objet, en même temps qu’une grave indifférence à l’égard de l’équipe qui s’est engagée près de lui dès mars 1946, mais surtout il nous révèle un Ho Chi Minh fort différent de celui que nous offre l’hagiographie officielle, un Ho Chi Minh rusé et comédien, volontiers cynique, mais toujours engagé à la pointe de l’intrigue et de l’action. De même devons-nous considérer comme un document original la relation qu’il nous fait des rapports qu’il établit entre lui et ses collaborateurs, les procédés qu’il utilise dans le jeu politique difficile qu’il conduira de 1949 à 1955.
S’il n’est pas un simple plaidoyer pro-Bao Dai, l’ouvrage ne révèle cependant aucun aveu d’erreur, aucun mea culpa dans le combat mené pour l’indépendance réelle de la patrie, comme si l’échec final de ses tentatives n’engageait pas la responsabilité du chef de l’État ! Mais l’explication nous en est clairement donnée : homme solitaire depuis l’enfance, imprégné d’une éthique ancestrale d’inspiration confucéenne, le grand principe politique de S.M. Bao Dai est que le prince règne, mais ne gouverne pas. La conduite d’une politique ou d’une guerre n’est que la responsabilité d’un gouvernement, pas la sienne. Quand l’« expérience » vécue de 1949 à 1955 entre la France et lui s’effondre, c’est une expérience française qui est condamnée… pas une expérience Bao Dai.
Il nous semble qu’avec une plus riche culture historique, cet homme si riche de potentialités eût pu comprendre qu’un chef ne s’impose aux siens et ne vainc ses ennemis qu’en prenant personnellement la tête de l’action et, s’il le faut, celle de la lutte armée. Si échec il y a, c’est certes son échec. Mais en cas de victoire il marque profondément l’histoire de sa patrie, et y grave glorieusement son nom. Qui, au Vietnam, dans un demi-siècle, se souviendra encore du nom du dernier empereur ? ♦