La stratégie secrète de la drôle de guerre
Jamais la célèbre antiphrase de Roland Dorgelès, si vite intégrée dans le langage populaire, n’aura été plus dramatiquement illustrée qu’à travers le récit, que nous livre aujourd’hui M. Bedarida, des 9 réunions du Conseil suprême interallié tenues de septembre 1939 à avril 1940.
Un récit ? En vérité un roman, presque un mélo en 9 épisodes, au suspense croissant, dispensé par les faits mieux que par un éventuel Ponson du Terrail, mais qui s’interrompt brutalement fin avril et dont le happy end n’interviendra que 5 ans plus tard, quand les justes enfin rassemblés réussiront à écraser les maudits.
Un récit, mais aussi une étude exhaustive où le texte principal, d’une lisibilité parfaite, s’appuie sur une masse de documents inattaquables, des mémoires et des plaidoyers moins solides – encore que le plus souvent sincères – et s’éclaire d’annexes et de cartes fort utiles. Un cadre précis dans le temps et l’espace, le rappel des données essentielles de la politique intérieure française ou anglaise, des commentaires pondérés sur l’influence des oppositions de personnes ou de mœurs comme sur l’impossibilité de transcender les égoïsmes nationaux, des portraits incisifs enfin des principaux protagonistes achèvent d’habiller brillamment et intelligemment le texte froid des Procès-verbaux (PV) et Résolutions officiels.
Pendant ces 8 mois de drôle de guerre, Chamberlain, Daladier, Churchill, Reynaud, Gamelin, Ironside, ces responsables qui n’étaient ni des médiocres ni des lâches, nous apparaissent, à travers leurs attitudes, leurs déclarations, leurs décisions, hantés par le souvenir des hécatombes de la Première Guerre mondiale dont ils ont tous été des acteurs, inhibés par la responsabilité d’en déclencher de nouvelles, incertains de pouvoir défendre ce risque devant leurs peuples respectifs ! Le scénario des Conseils est immuable : devant les initiatives victorieuses d’Hitler, Londres et Paris s’inquiètent, s’affolent, sentent la nécessité de réagir ; une réunion au sommet s’impose ; chacun y vient avec le désir de maintenir l’action indispensable aussi loin que possible de son territoire… dans les Balkans, en Russie, en Finlande, en Scandinavie ; devant les difficultés et l’impréparation des forces, on convient de surseoir, et l’on s’en va rassuré par la cordialité et la franchise des débats, conforté dans sa conscience de l’indémaillable solidarité franco-britannique. Hélas, lorsque la seule décision positive, l’intervention de Norvège, échoue, faute d’opportunité dans la décision et de vigueur dans l’exécution, on devine que les illusions vont se dissiper, que le drame va commencer pour de bon, et que les acteurs vont bientôt changer de rôle.
C’est un remarquable et passionnant travail historique qu’a réalisé là François Bedarida, Directeur de l’« Institut d’histoire du temps présent » au CNRS, et qu’il n’a pu mener à bien qu’en complétant ses documents par de nombreux échanges et entretiens avec les premiers et seconds rôles survivants de cette tragédie.
Sachons-lui gré aussi des 8 pages de réflexion personnelles, pertinentes et modérées, par lesquelles il conclut cet ouvrage et où il souligne la « mésentente cordiale » franco-anglaise, le blocage réciproque des initiatives, l’opposition entre les velléités d’action frontale et périphérique, l’illusion de pouvoir engager les neutres sur des promesses, après l’effondrement d’une Pologne abandonnée… enfin, ce qui pourrait étonner, une grande continuité de vues dans les thèses françaises, malgré le changement à mi-parcours du chef de file. Un livre à méditer, en nos temps troubles. ♦