L’anarchisme au XXe siècle / Le terrorisme / Le défi terroriste. Leçons italiennes à l’usage de l’Europe / Le terrorisme
« Le détournement d’un avion, l’enlèvement d’otages sont devenus en cette seconde moitié du XXe siècle des faits divers, au même titre que l’agression de vieillards, les meurtres d’enfants, les viols ou les attaques d’individus isolés en pleine rue ». Il s’agit « de faits caractéristiques d’un même climat de violence, et l’opinion publique les distingue mal des crimes de droit commun, comme s’y perdent aussi les législateurs de toute appartenance qui ont tenté, tentent de définir le terrorisme ». Ce sont les premières lignes du livre que M. Jean Servier, professeur à l’Université de Montpellier, vient de consacrer au terrorisme.
La différence est pourtant nette. On peut lire dans le grand dictionnaire Littré cette définition du mot terroriser : « établir le terrorisme, le règne de la terreur ». Il ne s’agit donc pas d’une action brève, limitée dans le temps, mais d’une stratégie assurée d’une certaine continuité. Le terrorisme apparaît alors comme l’emploi systématique de la terreur. Mais Littré précise : « Pendant la Révolution française, les terroristes sont les agents du système de la Terreur (…) ainsi les partisans de Grachus Babeuf, qui furent destitués sous le nom de terroristes ». Beaucoup de lexicographes ne retiennent en effet qu’un seul exemple, la Terreur, cette courte période qui va du 10 août 1792 au 9 Thermidor 1794. Mais, note justement Jean Servier. « L’humanité a connu, connaît, d’une civilisation à l’autre, ces tueries qui n’ont pas le caractère institutionnalisé des guerres (…) et ces systèmes de gouvernement dont la terreur reste le seul moyen de durer ».
Aujourd’hui, le terrorisme est devenu une donnée très sérieuse de la vie politique. L’importance qu’il a prise va au-delà des actes eux-mêmes. Le phénomène n’est pas nouveau. Depuis des siècles les révoltes paysannes, les manifestations ouvrières et le brigandage furent accompagnés de terreur systématique. Le professeur Walter Laqueur, de l’Université de New-York, peut écrire : « C’est tout aussi vrai en ce qui concerne les guerres générales, les guerres civiles, les guerres révolutionnaires, les guerres de libération nationale et les mouvements de résistance contre l’occupation étrangère (…) De nombreux pays ont eu leurs Vêpres siciliennes ou leurs nuits de la Saint-Barthélemy. Des adversaires, vrais ou imaginaires, ont été éliminés par tes empereurs romains, les sultans de l’Empire ottoman, les tsars et beaucoup d’autres », depuis la révolte des Zélotes en Palestine de 66 à 73 ap. J.-C. Mais cette ancienneté du phénomène est sans doute moins significative que la valeur politique qu’il a acquise. Walter Laqueur reconnaît lui-même qu’écrit avant 1914, un essai sur le terrorisme aurait porté sur le terrorisme russe et irlandais, sur les anarchistes des années 1890, et qu’il aurait fait allusion aux luttes nationales menées par les Macédoniens, les Serbes ou les Arméniens. Les conclusions d’un même livre auraient été très différentes dans les années 1930 : le terrorisme russe et anarchiste relevait déjà de l’histoire ancienne, les mobiles et les objectifs des terroristes avaient changé. Une étude sur le terrorisme contemporain aboutit à des conclusions encore différentes.
M. Robert Sole, journaliste, rappelle que « de tout temps et probablement sous toutes les latitudes, on a détruit, blessé, assassiné, toujours pour les mêmes raisons : supprimer l’adversaire ou l’intimider, illustrer une théorie et l’imposer : ou assouvir d’autres besoins sous une couverture idéologique ». À 100 ans de distance deux présidents des États-Unis, Lincoln et Kennedy, ont été assassinés. Dans l’intervalle, deux autres hôtes de la Maison Blanche, Garfield et McKinley, avaient subi le même sort, comme Humberto 1er d’Italie, Alexandre 1er de Yougoslavie, Georges 1er de Grèce, l’archiduc François-Ferdinand, les présidents Carnot et Doumer, Jaurès, Trotsky. Gandhi et bien d’autres. Le phénomène a pris de nos jours une autre ampleur, des foyers de terrorisme s’allument un peu partout dans le monde, avec des moyens perfectionnés. L’enlèvement, puis l’assassinat de Hans Martin Schleyer et d’Aldo Moro, les innombrables attentats commis en Italie, en Allemagne, au Japon, le massacre de Munich, la promotion du terrorisme au rang de tactique courante au Moyen-Orient, etc. ; illustrent cette ampleur nouvelle, qui ne peut toutefois s’apprécier qu’au-delà des actes eux-mêmes.
Il convient tout d’abord de renoncer à la liaison anarchisme-terrorisme, en raison d’une inversion idéologique. Les verrous qui enfermaient la droite et la gauche dans un champ conceptuel remontant pour l’essentiel à la Révolution française ont sauté sous la pression de nouvelles forces. L’ordonnancement des idées paraît échapper à toute logique, au point que certains ont parlé de « dépolitisation », voire de « désidéologisation » des sociétés modernes. Selon Henri Arvon, professeur à la Sorbonne, il y aurait plutôt « inadéquation des vieux symboles aux réalités nouvelles ». L’interprétation du tableau idéologique de notre temps ne passe plus par l’opposition classique du progrès et de la tradition, de l’ordre et de la liberté. Apparemment vide de tensions idéologiques, la vie politique et sociale « est sous-tendue par un nouvel antagonisme dont l’intensité et l’urgence vont croissant ». Elle est devenue le lieu de télescopage de deux échelles différentes, celle de l’individu toujours soucieux de son autonomie, celle d’une société tendant à la noyer dans l’anonymat. « Exaspérée par une société qui l’ignore, la subjectivité explose, fait irruption et cherche à renverser les pièces d’un jeu combiné contre elle. Se croyant en danger de mort, elle fait litière de toutes les hiérarchies qui l’oppriment et de toutes les institutions qui la réduisent ». C’est ainsi un fait important qui apparaît : « Les idéologies politiques traditionnelles conçues à la mesure du collectif sont incapables d’exprimer les nouvelles aspirations de l’individuel ». En cela, l’anarchisme d’aujourd’hui n’offre rien de vraiment nouveau, puisqu’il reste fondé sur la souveraineté absolue de l’individu. Mais on peut cependant relever une différence. Ce sont surtout des intellectuels et des hommes issus des classes moyennes des pays industrialisés qui se disent anarchistes. Ils ne veulent pas renverser la société qui, tout compte fait, a réalisé ce qui, au XIXe siècle, apparaissait comme une promesse de bonheur et de liberté, ils veulent en changer l’orientation, mais sans toutefois donner une formulation cohérente à leur revendication.
À partir de là s’établit une confusion entre anarchisme et terrorisme, de même que sont parfois confondues guérilla et guerre révolutionnaire. Un des grands problèmes posés par les terroristes modernes met en lumière la place du terrorisme en tant que moyen dans la guerre révolutionnaire. Les activités de la « bande à Baader » et des « brigades rouges » ont suscité des commentaires dont certains laissaient entendre qu’il s’agissait d’une guerre révolutionnaire à bien des égards comparable à celles que l’on a connues depuis 1945. On a ainsi évoqué l’insurrection de Markos et du Tudeh iranien, les guerres d’Indochine et du Maghreb, certains développements du conflit du Moyen-Orient, etc. Ces précédents n’ont pourtant qu’une valeur d’enseignement très relative, la similitude n’est qu’apparente et au surplus limitée à un moyen, le terrorisme. Hormis le recours à cette tactique, il n’y a pratiquement rien de commun entre les nihilistes allemands et italiens, qui célèbrent le crime comme un acte de « justice sociale », et ceux qui, méthodiquement l’utilisent à des fins militaires et politiques. La formule « guerre révolutionnaire » évoque des mouvements qui, dans leur lutte contre un gouvernement ou une armée étrangère l’un et l’autre beaucoup plus puissants qu’eux, arrivèrent à bénéficier de la complicité plus ou moins active d’une partie importante de la population, au sein de laquelle ils se trouvaient finalement « comme un poisson dans l’eau », selon le mot de Mao Tsé-toung. Cette forme de conflit paraissait ne pouvoir se développer que hors d’Europe occidentale. Dans les pays de celle-ci, en effet, les revendications révolutionnaires émanent soit du parti communiste, contraint à se présenter en parti d’ordre, soit de groupuscules gauchistes voués à un activisme trouvant sa finalité en lui-même : contrairement aux schémas marxistes, une société industrielle ne peut pas aller au-delà du réformisme. La guerre révolutionnaire paraissait liée à la conjonction du sous-développement économique et de la sujétion de type colonial. Une seule exception méritait d’être relevée, l’Irlande, où la lutte menée par l’IRA (Armée républicaine irlandaise) possède les traits distinctifs de la guerre révolutionnaire. Ni la RFA (République fédérale allemande), ni l’Italie, ni le Japon n’offrent les conditions qui paraissent requises pour l’ouverture d’un conflit de ce genre. Mais on ne peut faire abstraction de l’influence du marxisme, et Jean Servier écrit à cet égard : « Aujourd’hui, le terrorisme ne fait que prolonger l’action du marxisme en Occident, car c’est bien du marxisme que se réclament toutes les fractions de toutes les armées rouges qui opèrent en Europe, de tous les groupements marginaux qui s’y rattachent plus ou moins directement, sur des terrains particulièrement bien choisis. Nous sommes arrivés à un point où l’on peut légitimement se demander s’il n’y a pas qu’un même itinéraire stratégique allant d’un marxisme « chaud », se manifestant par des attentats, à un marxisme « froid », celui du communisme de type soviétique se présentant alors, au bord du chaos, comme seul capable d’assurer un régime d’ordre, le marxisme étant affirmé, au bout d’un endoctrinement constant, aboutissement inéluctable du processus évolutif politique ».
Pour juste qu’il soit, ce jugement appelle une observation. Les terroristes proclament leur volonté d’abattre les régimes en place, mais leurs références aux théoriciens de la révolution restent très vagues. Ils ne précisent ni les principes ni les formes de la société qu’ils souhaiteraient bâtir. Ils paraissent plus sensibles au romantisme de la mort que préoccupés de donner un contenu concret à leurs rêves politiques. Ils proclament leur haine de la société alors que les citoyens, même lorsqu’ils en critiquent certains aspects, ne veulent pas un bouleversement, ils ne peuvent ainsi pas se prévaloir de l’accord d’une partie de la population, qui les rejette comme des corps étrangers et au sein de laquelle, par conséquent, ils ne se trouvent pas « comme un poisson dans l’eau ». Or, dans la guerre révolutionnaire, le terrorisme, rural ou urbain, vise à apeurer les populations, à les « couper » des autorités administratives et politiques, à les pousser à une complicité qui, d’abord craintive et silencieuse, devient de plus en plus active, enfin à les faire « basculer ». Il se complète par une action psychologique fondée sur un programme et sur des mots d’ordre, la conjonction violence-propagande définissant ainsi la subversion. Les conflits liés à la décolonisation ont permis de se faire une idée précise de ce processus qui, partant de l’insécurité, arrive à la conversion ou à la soumission. Dans bien des cas, tout s’est passé comme si les chefs de la guerre révolutionnaire avaient lu Liddell Hart, qui écrivait « Pour abattre son ennemi, il faut rompre son équilibre en introduisant dans le domaine des opérations un facteur psychologique ou économique qui le place en position d’infériorité avant qu’une attaque puisse être lancée contre lui avec des chances de succès définitif ». C’est ce que traduisait ainsi le colonel de Crèvecœur dans ses « Aperçus sur la stratégie du Vietminh » ; « Le but de cette stratégie vise à mettre l’adversaire en porte-à-faux, à la manière des procédés de judo qui permettent à un gringalet de terrasser un athlète en dépit du rapport des forces physiques ». Pour mettre l’adversaire « en porte-à-faux », il est d’abord indispensable de l’isoler des populations, en montrant à celles-ci qu’il ne peut plus assurer leur protection, et il faut ensuite le contraindre à entrer dans le cycle insurrection-répression. Il en résulte que lorsqu’une armée puissante ne parvient pas à assurer la sécurité d’une population, celle-ci ne tarde pas à se tourner du côté des insurgés.
Walter Laqueur analyse « la philosophie de la bombe » en montrant que souvent le désir d’agir a précédé la rationalisation idéologique de l’acte, le terrorisme se déclenchant parfois « en l’absence de toute doctrine précise et de toute stratégie systématique, en s’appuyant parfois sur des notions fumeuses relatives à ta direction de la lutte et à ses objectifs ». Ceci demande à être précisé, car la bombe est utilisée à la fois dans la guérilla (qui est une tactique) et dans la guerre révolutionnaire (qui est plus qu’une tactique). Cette « philosophie de la bombe » doit aussi être replacée dans son contexte. Alors que les armes antérieures aux engins nucléaires paraissent périmées, la guerre révolutionnaire est menée avec des armes sinon primitives, du moins très antérieures aux techniques modernes : poignard, mitraillette, bombe, etc. Alors que l’arme nucléaire renforce la puissance des savants et des techniciens, la guerre révolutionnaire donne la primauté à l’individu lui-même.
Robert Sole a étudié l’« affaire Moro » en elle-même et dans sa signification politique. Lille fut l’œuvre « de fanatiques dans un monde d’incertitudes ». De ce point de vue, elle ne concerne pas seulement l’Italie et la violence » démontre une incapacité à défendre ses thèses par les moyens habituels ». C’est la démocratie elle-même qui est « violentée »… « Le terrorisme menace toutes les démocraties industrialisées. Leur complexité même les rend très vulnérables : complexité technologique, qui permet à un petit groupe, parfois à un homme seul, de commettre d’énormes dégâts ; complexité politique aussi, car le jeu des partis et la lourdeur de l’État ne se prêtent guère aux ripostes immédiates, cohérentes et efficaces ». Ces ripostes sont pourtant indispensables. Mais elles sont rendues plus difficiles par une autre raison, qu’analyse excellemment Jean Servier : « L’acte terroriste est dramatisé (…). Le chœur est formé par les mass media qui donnent au drame la dimension qu’en attend le public (…). Car les terroristes jouent autant pour eux que pour nous. Notre civilisation de violence et de compétition a, une fois de plus dans son histoire, les combats de gladiateurs qu’elle s’est donnés, où les spectateurs acceptent, recherchent le risque d’être livrés aux coups des bestiaires et aux fauves du cirque (…). Si le public ne se pressait pas à ce spectacle, si les mass media s’en tenaient à leur rôle d’informer, le terrorisme retournerait aux crimes de droit commun dont il ne se distingue pas ». ♦