Marie-Claude Smouts : La France à l’ONU. Premiers rôles et second rang ; Presses de la Fondation nationale des Sciences Politiques, 1979 ; 392 pages
Armand Berard : L’ONU. Oui ou non, 1959-1970 ; Éditions Plon, 1979 ; 410 pages
Le précaire équilibre que doit garder tout État-membre des Nations unies entre les nécessités de la coopération internationale et la volonté de mener une politique autonome a été d’autant plus difficile à maintenir pour la France que plusieurs axes de sa politique extérieure ont fait l’objet, malgré elle, d’interventions de l’ONU alors que n’ayant, pour influencer ses partenaires, que les moyens d’une puissance de second rang, elle a été souvent amenée à tenir les premiers rôles dans les débats. L’étude de Mme Smouts repose ainsi sur un paradoxe, mais en même temps elle met en lumière une évolution.
À la politique de ce qui était considéré comme du mépris a succédé celle de la coopération : en mettant un contingent français à la disposition de la Force intérimaire des Nations Unies au Liban, puis en utilisant la tribune de l’Assemblée générale pour relancer les discussions sur le désarmement. M. Giscard d’Estaing a montré que la France entendait jouer un rôle plus actif dans l’Organisation. « Reste à savoir si les Français, à qui l’institution mondiale a été si longtemps présentée comme néfaste ou négligeable, auront mieux compris, au-delà du sensationnel, la nature d’une diplomatie discrètement quotidienne, menée par leurs représentants à travers les péripéties de plus de trente ans d’histoire pour que les Nations unies augmentent le champ d’action de la politique étrangère française plus souvent qu’elles ne soulignent l’écart entre ses moyens et ses ambitions ».
Une seule étude avait été jusqu’ici consacrée aux rapports entre la France et l’ONU, une note de la Documentation française. Le seul travail approfondi sur ce sujet – limité aux questions de décolonisation et aux premières opérations de maintien de la paix – fut l’œuvre de Robert Wood, France in the World Community, Decolonization, Peacemaking and the United Nations, en 1973. Mme Smouts a donc fait œuvre utile, d’abord par le thème même de son livre, ensuite par sa qualité. En voulant traiter de l’attitude de la France à l’ONU, elle a été conduite à étudier comment certains grands problèmes ont été vus par l’ONU, comment les autres pays ont utilisé celle-ci pour faire prévaloir leurs thèses.
S’agissant d’un membre fondateur des Nations unies, membre permanent du Conseil de sécurité, elle a d’abord étudié ce que représentait, en 1944-1945, la gestation d’une nouvelle institution mondiale, pour la France épuisée par la guerre et pour un gouvernement qui devait lutter pour que sa légitimité fût pleinement reconnue par ses alliés. À travers les péripéties ayant entraîné sa participation à la conférence de San Francisco, se dessinent peu à peu les grands traits d’une organisation, lui inspirant à la fois espoir et inquiétude, susceptible de lui redonner « un rang » et de la menacer dans ses intentions. Ce nouvel instrument mis au service de la paix a, plus que la Société des nations (SDN), modifié la pratique diplomatique : chaque État s’est trouvé confronté en permanence à de très nombreux interlocuteurs (ils sont aujourd’hui plus de 150) dans un débat pratiquement ininterrompu sur presque tous les aspects des relations internationales, y compris ceux qu’il considère comme relevant de sa seule compétence. Les pères de l’Organisation étaient partis du principe que les conditions de la paix étaient remplies, et ils avaient accordé à l’ONU la licence d’aborder tous les problèmes internationaux, jusqu’à la limite du national, de les régler tous, sauf sans doute les plus explosifs. La position du général de Gaulle fut à la fois équivoque et nette. La représentation française à l’ONU a toujours été de haut niveau, mais les sarcasmes ont fait rire. Si l’on n’est pas historiquement sur du « machin », on l’est des « Nations dites unies ».
Aussi âpres qu’aient été certaines discussions sur le désarmement, (où était mise en cause la volonté de la France d’accéder à la puissance nucléaire) c’est à propos de la décolonisation que les relations franco-onusiennes atteignirent leur tension maximum. Pour l’affaire de Bizerte, le gouvernement français dut boycotter les trois organes principaux de l’ONU, Conseil de sécurité, Assemblée générale et Secrétariat général. Sur ce point, Mme Smouts analyse si judicieusement les données des controverses que ce n’est pas seulement la position de la France qui apparaît, mais le problème de Bizerte en lui-même et dans sa signification, qui débordait du cadre des relations franco-tunisiennes. C’est alors qu’apparaît l’Algérie, et le refus français « de voir s’instaurer un processus d’internationalisation des affaires du Maghreb avec ses répercussions sur le conflit algérien ». L’anticolonialisme érigé en dogme par l’ONU ne pouvait que heurter les États qui, sans mettre en question la logique historique de la décolonisation, estimaient ne pas avoir de leçons à recevoir de pays où le féodalisme se parait des couleurs de la démocratie.
Ces difficultés sont au cœur du troisième tome des mémoires de l’ambassadeur Armand Bérard, qui représenta la France auprès de l’Organisation internationale de 1959 à 1962 et de 1967 à 1970, la première période ayant été plus lourde de grands problèmes que la seconde. Lorsque, revenant de Tokyo, il est reçu par le général de Gaulle et par le ministre des Affaires étrangères, il prend immédiatement conscience de « l’animosité qui régnait dans les milieux gouvernementaux envers l’ONU. Je m’attendais à une réserve, pas à un ressentiment aussi vif ». Le général de Gaulle souhaitait que « la France n’y abandonnât jamais rien de sa dignité et n‘allât pas solliciter les voix d’un Luxembourg ou d’une république d’Amérique centrale ». et il tenait à ce que le représentant français empêchât le vote d’une résolution quelconque sur l’Algérie. M. Armand Bérard tînt compte de cette volonté dans son attitude au Conseil de Sécurité : « J’indiquai que si l’activité déployée jadis par la France à la SDN, et depuis 1945 aux Nations unies, était garante de son attachement aux organisations internationales, notre gouvernement entendait que celles-ci fissent preuve de leur efficacité et ne se laissassent pas aller ci des débats sans justification juridique et dont l’influence ne pouvait être que néfaste. Il serait attentif à ce que soient respectées les limites que la Charte impose à l’ONU ». En d’autres termes, le gouvernement français souhaitait que l’ONU redonnât au Conseil de sécurité et à l’Assemblée générale les prérogatives qu’ils détenaient avant la réforme de septembre 1950 qui, à la suite du blocage du premier par le veto soviétique, avait donné à la seconde des pouvoirs dépassant ses possibilités et ouvrant la voie à tous les déferlements de la démagogie. Ce volume d’Armand Bérard s’ouvre sur « l’année des grandes crises », il se poursuit par l’évocation d’affaires aussi graves que le drame du Congo et la mort d’Hammarskjoeld, il se termine par un chapitre au titre significatif. « L’enlisement ». Il s’agissait du Moyen-Orient après la guerre des Six jours. « Notre action avait visé, depuis le début, à dépasser rapidement l’exposé constamment répété de positions de principe, pour définir par écrit les lignes principales d’un règlement ».
Les temps ont changé. La décolonisation est achevée, mais elle a posé plus de problèmes qu’elle n’en a résolus. La France a adopté une attitude dont la nouveauté apparaît au-delà de certaines continuités dans le vocabulaire. C’est ce qu’indique ainsi Mme Smouts : « À la politique du mépris fut substituée une politique active de présence. Puis, malgré de nouvelles difficultés dans les années 1970, une volonté de collaboration sereine, sans dramatisation excessive fut affichée par le gouvernement français. Enfin, la réconciliation de la France et de l’ONU, déjà entière dès 1971, fut marquée par Valéry Giscard d’Estaing de façon volontairement éclatante ». Il était difficile d’utiliser l’ONU pour poursuivre un grand dessein « qui ne se confonde ni avec les visées d’une superpuissance ni avec les buts poursuivis par la majorité dans l’Organisation. La stratégie de la troisième voie inaugurée par le général de Gaulle, avec un semblant de réalité à l’époque du discours de Phnom Penh, n’a pas trouvé son champ d’application ». Aujourd’hui, la France mène un jeu différent, et « son principal atout repose sur la capacité qui lui est reconnue d’entraîner les autres États européens ». L’échec relatif du dialogue Nord-Sud n’a pas altéré cette capacité, bien que la marge de manœuvre soit étroite et que la volonté politique européenne n’apparaisse pas toujours clairement. ♦