Albanie, la sentinelle de Staline
L’Albanie de Jean Bertolino, journaliste et grand reporter, n’est pas une Albanie d’encyclopédie. Ses aspects géographique, ethnique, linguistique, culturel, économique… sont passés sous silence. L’histoire des siècles passés n’est évoquée, à grands traits vigoureux, que pour relever le caractère rustique, guerrier et patriote du peuple albanais, rappeler ses luttes acharnées contre les envahisseurs, les occupants ou les dominateurs successifs, et pour noter que, « avant la guerre (la Grande), l’Albanie n’était qu’un morceau de l’Empire Ottoman oublié en Europe ».
Le regard de l’auteur se porte donc essentiellement sur l’Albanie contemporaine, celle d’après la Première Guerre mondiale, et surtout d’après la Seconde. Il se pose d’abord sur la lutte farouche contre le fascisme et le nazisme, sur la résistance populaire héroïque et victorieuse, la libération sans aide extérieure : il s’attarde ensuite sur les conditions de l’installation d’un régime communiste stalinien sous la direction, et la poigne sans faiblesse d’Enver Hoxha, les variations des alliances extérieures, et les réalisations du régime. Et l’écrivain a, pour nous conter cette geste étonnante, un ton sincère, chaleureux, presque romantique, qui ne laisse aucun doute sur sa propre couleur politique, plus proche du rouge vif que du rose tendre.
Mais le livre ne s’arrête pas là : il se poursuit par le récit d’un désenchantement inattendu. En 1977, cet amoureux inconditionnel de l’Albanie obtient d’y retourner afin de réaliser un film destiné à révéler à l’Occident bourgeois la pureté, la santé, l’efficacité d’un pays au socialisme sans compromissions. Hélas, les conditions du tournage lui seront un révélateur des imperfections du régime, son manque de liberté d’expression, son bureaucratisme, et finalement le chemin d’une douloureuse rupture : le stalinisme albanais n’est aujourd’hui qu’une dictature plus affirmée que celle de l’URSS elle-même sous le règne de Staline.
Il y a, dans ce récit qu’une analyse politique sérieuse rend cependant sévère, une émotion et une tristesse très perceptibles, qui le rendent plus attachant qu’un cantique de louanges. L’affirmation que l’échec – « le cul-de-sac » – n’est pas la démonstration que la révolution fut une erreur et que d’autres solutions que le stalinisme existent, pour remplacer l’ordre capitaliste et bourgeois, résume la conclusion de l’ouvrage.
Une intéressante postface d’Éric Verny, proche de l’auteur sur le plan politique et par la sympathie affichée envers le peuple albanais, reprend et approfondit les raisons d’être de ce stalinisme figé. Il y voit l’aboutissement « d’un fait national qui a trouvé à s’exprimer dans un « internationalisme prolétarien » qui n’est que le droit des peuples et des petites Nations à choisir souverainement leur destin ».
Sans doute. Mais l’Albanie pourrait bien s’enfermer dans l’originalité de son régime et retomber dans l’oubli si elle ne disposait pas d’une façade adriatique qui la rappellera toujours à l’attention des grandes puissances. Cela, le livre ne le dit pas… ♦