Le modèle défiguré
C’est un sévère, un inquiétant diagnostic que nous livre le Professeur Molnar à travers et en conclusion de son étude sur l’évolution de la société américaine depuis les années 1830, ou Tocqueville la présentait à l’Europe dans sa Démocratie en Amérique.
Si les mécanismes institutionnels créés par les Pères fondateurs se sont maintenus vaille que vaille, nous dit-il, la matière humaine qu’ils administrent a profondément changé. Le modèle séduisant du début du XIXe siècle n’est plus aujourd’hui, à ses yeux, qu’un modèle tristement défiguré. Les structures ont été protégées par une disponibilité d’espace presque sans limites, une abondance inépuisée en ressources naturelles, l’absence de tout voisin menaçant, l’issue victorieuse des conflits extérieurs (tous avantages propres à faire rêver les nations des vieux continents usés par l’histoire) : la masse s’est refaçonnée, d’une part au gré d’une immigration continue et singulièrement hétérogène, d’une révolution industrielle et d’une urbanisation précoces, d’un équipement matériel surabondant de la vie familiale ou collective : d’autre part, sous l’influence d’une idéologie niveleuse et d’une manipulation croissante des esprits sous l’action de tout puissants média.
Tocqueville pouvait difficilement imaginer le développement de la plupart de ces facteurs. Certaines des prévisions qu’il formulait à l’endroit de cette démocratie d’États libéralement rassemblés au sein d’une Fédération, centralisatrice au minimum, se révèlent contredites par les faits. Il a cependant décelé avec une grande perspicacité, selon le Pr. Molnar, les dangers les plus graves que devait rencontrer cette démocratie encore adolescente. Par exemple : l’évolution vers le « despotisme de la majorité » prenant la forme d’un État « tutélaire » : ou l’influence, néfaste à l’engagement des élites, de l’idéologie libérale et égalitariste qui a sous-tendu depuis deux siècles la vie spirituelle de cette nation, à la fois pluraliste dans les idées et conformiste dans les attitudes : ou encore la conviction générale et inébranlable que la société américaine est la forme achevée des sociétés humaines.
D’un œil impitoyable, il scrute et dénonce successivement : le semi-échec du tant célébré « melting-pot » : le rôle écrasant des groupes de pression, expression multiple, efficace et légale de la volonté des citoyens : la médiocrité du personnel politique en général, « congressmen » compris : l’envahissement progressif du gouvernement par la bureaucratie : la différenciation de moins en moins nette des deux partis politiques, les seuls possibles : l’université américaine « station-service de (la) société au même titre que les entreprises, les syndicats ou les pompiers » : la culture américaine, « chose fragile et poreuse » submergée dans un décor spectaculaire : l’affairisme et le « star-system » qui prévalent en toutes circonstances : l’arrogance moralisatrice vis-à-vis du reste du monde : l’inconstance de ses engagements extérieurs…
Ce pessimisme est-il objectif, outrancier, définitif ? Pour répondre à cette interrogation, deux données sont à prendre en considération :
• Hongrois d’origine, le Pr. Molnar est imprégné d’histoire et de culture européenne et voudrait intensément voir les États-Unis s’ancrer dans leur histoire et confier leur destin à leurs élites, à l’exemple des vieilles nations d’Europe, au lieu de se laisser aller à une désagrégation progressive et à l’aplatissement du sentiment national.
• Son propos n’est pas fondamentalement pessimiste puisqu’il achève son livre par ces phrases colorées d’espoir : « Dans le paysage uniforme de la société américaine, dans ce nivellement sans élite, il n’y a pas d’autorité, politique ou spirituelle, qui serve de conscience à la nation et l’avertisse des dangers qu’elle court. Tous parlent de la même voix : tous ont raison ou tous se trompent. Il faudrait un nouveau Tocqueville faisant entendre une voix lointaine mais courageuse et claire. Un Tocqueville surgi du sein même de l’Amérique, lui indiquant la voie de l’avenir au seuil du troisième centenaire ».
En tous cas, un livre courageux. ♦