La révolution brune
L’ouvrage de David Schoenbaum constitue une très remarquable tentative pour aborder l’étude du régime national-socialiste en Allemagne avec la rigueur et la sérénité qui sied à l’historien, en faisant abstraction de toutes les sensibilités politiques où s’englue presque inévitablement le sujet, et sans se demander par avance si l’on aboutira à conforter les opinions généralement admises ou. au contraire, à mettre en cause leur bien-fondé.
Disons tout de suite qu’en l’état actuel des recherches et du dépouillement des données, il est encore trop tôt, si l’on veut rester sérieux, pour prétendre appréhender le phénomène « nazisme » dans son ensemble et aboutir à une synthèse satisfaisante et constructive entre ses origines, ses manifestations et leurs conséquences. Nous n’en sommes qu’au stade préparatoire des études partielles, à objectifs limités. Dans ce contexte, le créneau choisi par David Schoenbaum est celui de l’impact du national-socialisme sur la société allemande, plus particulièrement au cours de la période 1933-1939. c’est-à-dire, depuis l’accession d’Hitler au pouvoir jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale.
Pour être ainsi limité, le sujet a néanmoins exigé un effort de recherche considérable, comme le prouvent les très nombreuses notes à la fin de chaque chapitre et l’abondante bibliographie qui clôture le volume. Effort d’autant plus méritoire que la destruction au cours des derniers mois de la guerre de très nombreuses archives publiques et privées nous ont privé d’un certain nombre de documents essentiels qui auraient sans doute permis de combler d’importantes lacunes.
Ceci dit, la méthode choisie par David Schoenbaum est simple et logique. Dans l’enchevêtrement des catégories sociales allemandes façonnées, après la défaite de 1918, par la République de Weimar, il isole un certain nombre de configurations – groupes et institutions – dont le comportement lui paraît particulièrement significatif. Il examine très attentivement leurs attitudes, d’abord vis-à-vis du parti national-socialiste en marche vers la conquête du pouvoir, puis du régime institué par ce parti. Nous disons bien parti et non idéologie, car cette dernière, estime l’auteur, ne s’est jamais traduite, ni pour les nazis eux-mêmes, ni pour le public, par un véritable programme de politique sociale et économique cohérent, exempt d’équivoque et créant des obligations. Elle apparaissait plutôt comme un état d’esprit, changeant et contradictoire, au demeurant provincial et petit-bourgeois, qui laissait, en fait, relativement indifférentes les couches « éclairées » et actives de la population. Celle-ci par contre ne pouvait ignorer le parti, initialement en raison des promesses de changements apportées par sa propagande (et l’aspiration au changement était sans doute le dénominateur commun le plus puissant de tous les groupes sociaux du IIIe Reich). ensuite, après la nomination d’Hitler comme chancelier, en raison des nécessités les plus élémentaires de la vie quotidienne.
Ce sont donc les interactions entre, d’une part, le parti, et d’autre part, les ouvriers, le capital, les paysans, les femmes, l’État… (titres de quelques-uns des chapitres du livre), qui sont examinés sous leurs aspects concrets, pratiques et, en quelque sorte chiffrables. Ces aspects rendent certainement mieux compte de la réalité de tous les jours que l’étude, forcément entachée d’incertitudes et de subjectivisme. des péripéties d’un débat idéologique ou doctrinaire, dont l’existence au sein de la société allemande paraît d’ailleurs loin d’être prouvée.
Cette thèse soulèvera sans doute quelques critiques. Nous ne pensons pas cependant que celles-ci suffisent à mettre en cause le fond même de l’ouvrage de David Schoenbaum. On peut, par contre, se montrer plus réticent sur sa forme. En effet, l’ensemble considérable de données réunies par l’auteur est présenté au lecteur à l’état, si l’on peut dire, « brut de décoffrage ». D’où de nombreuses « rugosités » : chapitres trop longs, sans sous-titres et sans doubles interlignes : abondance de statistiques dans le texte même, qui auraient mieux été à leur place en annexe : obscurités, qui ne paraissent pas attribuables à la seule traduction, etc. Tout cela est peut-être dû à une certaine inexpérience de l’auteur, devenu professeur d’histoire sur le tard, après un assez long passage dans le journalisme, et dont La révolution brune est, croyons-nous, le premier ouvrage spécifiquement historique.
Ouvrage, en tout cas, plein de promesses pour l’avenir des recherches hitlériennes, qui ne resteront fécondes qu’à condition de suivre la voie de rigueur et d’objectivité tracée par David Schoenbaum. ♦