Le temps des vérités
Au cours d’une carrière militaire de près de 40 ans, le général Henri Navarre n’a exercé que pendant une seule année des responsabilités qui débordèrent le cadre strictement opérationnel pour se situer au niveau des intérêts vitaux du pays. Ces responsabilités, à vrai dire, furent particulièrement lourdes. Le général Navarre – nul ne le conteste – les assuma avec courage et clairvoyance.
Il s’en est déjà expliqué dans un ouvrage – L’agonie de l’Indochine (Éditions Plon) – rédigé « à chaud » dès 1956. Cette fois, c’est dans le cadre de ses mémoires, qui couvrent la totalité de sa vie d’officier, qu’il reprend le sujet, en donnant plus d’ampleur et, dans une certaine mesure, plus de sérénité à ses explications. Il y consacre dans Le temps des vérités toute la deuxième partie du volume, ainsi que de nombreuses et importantes annexes.
Sur le contenu de la première partie – qui s’étend de 1916 (date de son entrée à Saint-Cyr) à 1953 (date de sa nomination comme commandant en chef en Indochine) –, il n’y a pas grand-chose à dire, en ce sens que les faits et circonstances relatés par le général Navarre ne prêtent pas spécialement à polémique, sauf peut-être, sur des points de détail, de caractère plutôt « technique » :
– fonctionnement du Service de renseignement (SR) français avant, pendant et après la guerre de 1939-1940 ;
– conduite de telle ou telle opération à l’échelon d’un combat command ou d’une brigade en 1944-1945 ;
– organisation politico-militaire de la zone française d’occupation en Allemagne, etc.
Toutes questions dont seules des personnes très au courant pourraient utilement débattre. Quant au récit proprement dit des événements, anecdotes et réflexions se succèdent et s’enchaînent suivant la meilleure tradition du genre. Une bonne place est faite en particulier aux appréciations sur les « personnalités » dont les mémorialistes militaires sont toujours friands, surtout quand il s’agit de louer ou de critiquer grands chefs et hommes politiques. Tout cela est dit sur un ton quelquefois vif, quelquefois mesuré, comme il convient à un caractère ardent, assagi par l’âge et l’expérience.
La deuxième partie du livre, consacrée à l’armée d’Indochine, est très différente. Plutôt que de souvenirs personnels, il s’agit d’un véritable travail d’érudition et d’exégèse. Le général Navarre a examiné à la loupe, avec minutie, la quasi-totalité des témoignages, documents, jugements et points de vue se rapportant à la période de son commandement, y compris – ce qui ne manque pas d’une certaine originalité – ses propres ordres, les opinions qu’il a exprimées en telle ou telle circonstance, les réflexions qui lui ont été faites, etc. À partir de là, il essaye de se faire une opinion objective, en raisonnant exactement comme s’il n’était pas partie prenante dans l’affaire. Et il arrive à la conclusion que, les choses étant ce qu’elles étaient, la marge de manœuvre du commandant en chef (sous-entendu : s’il voulait manœuvrer – car il aurait pu aussi bien choisir une attitude parfaitement passive conduisant par d’autres chemins au même désastre) était extrêmement faible. Il n’en veut pour preuve que le fait qu’aucun autre plan de manœuvre tant soit peu notablement différent du « Plan Navarre » n’a jamais été formulé ailleurs que dans des conversations de salons, de popotes ou de salles de rédaction, et surtout que lui-même, depuis 20 ans qu’il y réfléchit, n’a jamais réussi à en imaginer aucun autre.
Cet argument, que certains trouveront peut-être fallacieux, est en réalité très convaincant, d’abord parce qu’il émane d’un chef qui était un honnête homme et dont nous savons qu’il connaissait parfaitement son métier, et aussi, tout simplement, parce qu’il s’impose de lui-même à l’esprit en conclusion de l’analyse exhaustive et intelligente de pratiquement toute la documentation disponible sur le sujet.
Pour terminer, voici une réflexion, sur le mode impressionniste, tout à fait personnelle à l’auteur de la présente critique. Le général Navarre a servi 18 mois à l’état-major de Weygand à Alger et a certainement subi l’ascendant de cet homme d’intelligence et de caractère. En 1940, pour de multiples raisons, il était hors des possibilités de Weygand de gagner la bataille de France. En 1954, était-il dans les possibilités du général Navarre de gagner celle d’Indochine ? ♦