Les droits de l’homme
Le thème est prometteur, et l’auteur attachant. David Owen, ministre des Affaires étrangères de l’ancien cabinet Callaghan – le plus jeune secrétaire au Foreign Office depuis Anthony Eden – précise sa conception des relations internationales ; et il centre son exposé sur les implications d’une diplomatie des droits de l’homme.
Sincérité et dignité d’un travailliste, humaniste pragmatique, qui entend commencer par « balayer devant sa porte » : comment tolérer les atteintes aux droits fondamentaux chez soi sans perdre toute autorité morale sur la scène internationale ?
Le problème racial en Grande-Bretagne est abordé avec sang-froid et sens des responsabilités, à l’encontre des slogans simplistes et irrationnels : « le rôle de l’homme politique n’est pas de jouer sur les réactions viscérales de la population, ni de se servir des sondages d’opinion pour prendre la mesure des préjugés populaires, et d’énoncer ensuite des préjugés en se servant d’habiles techniques de relations publiques. En matière de race, le politicien ne doit pas se contenter d’exploiter le dénominateur commun le plus bas des émotions de masses ». Et l’analyse est lucide, et dégagée des passions partisanes : David Owen reconnaît à un ministre de l’Intérieur conservateur le mérite d’avoir en 1972, résolu honorablement le problème posé par l’expulsion de la communauté asiatique d’Ouganda ; il constate que le parti travailliste, après s’être violemment opposé à l’introduction de contrôles d’immigration pour les ressortissants du Commonwealth, en a reconnu la nécessité peu après son retour au pouvoir en 1964. Aux Britanniques d’aujourd’hui d’accepter leur société multiraciale « comme un fait » et de se résoudre « à tirer parti de cette diversité ».
La question de l’Apartheid en Afrique du Sud engage également la responsabilité historique de la Grande-Bretagne. La politique africaine de Londres, fondée sur l’expérience acquise au Canada et en Australie, a tendu à encourager l’autonomie des sociétés coloniales : elle a évité ainsi les traumatismes nés, dans d’autres empires, de l’illusion d’une intégration des territoires africains au pouvoir métropolitain, mais elle a entraîné le repliement sur elles-mêmes des minorités blanches. « L’Histoire condamnera peut-être cette politique pour avoir été beaucoup plus néfaste à long terme car elle a permis la naissance du racisme institutionnalisé ». Les sanctions trop sévères à l’endroit du régime sud-africain doivent cependant être évitées, car elles sont difficilement applicables, et génératrices de violence… et de chômage dans les industries britanniques d’exportation. La Grande-Bretagne peut utiliser les importants intérêts économiques qu’elle détient en Afrique australe pour obtenir un assouplissement de l’apartheid : ainsi l’existence d’un code de conduite de la CEE (Communauté économique européenne) permet-elle aux trade-unions de contraindre les « sociétés mères » britanniques à instaurer, dans leurs filiales sud-africaines, des pratiques telles que le développement des négociations collectives avec les travailleurs africains par l’intermédiaire de syndicats de leur choix.
Le pragmatisme socialiste n’exclut pas la vigueur de la profession de foi démocratique : « les vraies valeurs et les vraies convictions de la social-démocratie ne sont pas, contrairement à ce que prétendent ses détracteurs, fondées sur le collectivisme et la bureaucratie, mais bien sur l’altruisme et la foi en une société plus juste. Ces valeurs vont de pair avec un engagement inébranlable envers le respect du verdict des urnes, non à titre de pis-aller, mais bien par respect du jugement de nos concitoyens ». L’auteur pourfend avec vivacité un eurocommunisme auquel il ne croit manifestement pas : le communisme européen ne serait-il pas le nouveau cheval de Troie de la dictature et du totalitarisme ? « Les partis communistes d’Europe de l’Ouest courent en permanence le risque d’avoir à choisir entre leur électorat bourgeois et leur rôle traditionnel d’avant-garde de la classe ouvrière ». Suit l’attaque frontale : « De quelles preuves les communistes européens disposent-ils pour étayer l’affirmation suivant laquelle les valeurs pluralistes survivront à la transition d’une société capitaliste à une société communiste ? Le fait est que ces preuves n‘existent pas. Or il est exclu de pouvoir transiger sur une question de cette importance ». Et encore : « Nous avons le devoir de nous demander s’il n’y a pas une conséquence flagrante entre les professions de foi pluralistes de tous ces partis communistes occidentaux et leur indéfectible attachement, au niveau de l’organisation interne, au principe du centralisme démocratique. En quoi la structure monolithique, verticale, des trois grands partis eurocommunistes diffère-t-elle de celle des partis au pouvoir en Europe de l’Est et en Union soviétique (URSS) ? La discipline de parti est une chose mais s’agit-il vraiment de discipline lorsqu’un parti comme le PCF (Parti communiste français) peut, du jour au lendemain, transformer son opposition unanime à la force de dissuasion nucléaire en soutien non moins unanime à la même force de dissuasion ? » Ton pamphlétaire, qu’on ne retrouve pas – hélas ! – dans les longs développements consacrés à la recherche d’un nouvel ordre économique, au renforcement de la sécurité collective, au défi de la prolifération nucléaire. Les notations intéressantes ne sont, certes, pas absentes – les remarques sur les inégalités sociales dans nombre d’États du Tiers-Monde ont l’acuité de celles de l’École de la Recherche sur la Paix ; les réflexions sur les implications nationales du nouvel ordre économique sont d’autant plus judicieuses que les gouvernants occidentaux préfèrent, d’ordinaire, les éviter ; les allusions à une éventuelle extension des pouvoirs du secrétaire général de l’ONU sont positives et gagneraient à être précisées – mais l’exposé hésite ici entre le catalogue des démarches effectuées par la diplomatie britannique et le catéchisme du délégué-modèle à l’Assemblée générale des Nations unies.
Au cœur de l’essai de David Ovven, un plaidoyer pour la réinsertion de la morale dans la vie politique : « Je ne pense pas que l’homme politique ou l’homme public puisse jamais ignorer totalement la morale et l’éthique. Je ne crois pas qu’un pays puisse jouer un rôle dans le monde si ce n’est en projetant ses propres valeurs morales et sa propre éthique ». Dans cet esprit, le combat transnational pour les droits de l’Homme est un impératif catégorique : loin d’être cette « péripétie opportuniste et éphémère » que déplorent les pays socialistes, il tire sa légitimité de l’enracinement du principe de la liberté de l’individu face à l’État dans la philosophie politique européenne. L’auteur récuse donc tout « armistice » dans la guerre idéologique – cette guerre à laquelle « nous n’avons aucune raison de nous dérober » : « à mesure que se développent les contacts et les communications entre les pays et les peuples, chaque système doit répondre au défi que pose l’autre. L’Occident n’a rien à craindre de la comparaison ». Mais le secrétaire au Foreign office réapparaît, au côté du militant des droits de l’Homme : quelles limites assigner à la lutte idéologique afin de ne pas porter atteinte à la détente ? Comment réaliser un juste équilibre « entre la nécessité de défendre une position morale cohérente et le non moins nécessaire souci de l’intérêt national froidement compris » ? Dilemme de la coopération-compétition entre l’Est et l’Ouest : « L’opinion publique européenne a clairement annoncé qu’elle ne soutiendrait la détente que dans la mesure où elle ferait progresser la cause des droits de l’homme en Europe de l’Est. Paradoxalement, nous ne pouvons rien faire pour les droits de l’homme si le processus de détente n’est pas maintenu. Notre seule ligne de conduite, si nous ne voulons pas compromettre la détente, consiste à naviguer périlleusement entre ces deux propositions ».
Essai d’un « citoyen du monde » éclairé, mais dont l’apport est finalement modeste : une fatalité s’acharnerait-elle sur les « écrits de princes », qui seraient nécessairement lénifiants ? Il est certain que la présence « aux affaires » de David Owen lorsqu’il a écrit ce livre a pu ôter tout élan, toute perspective, à plusieurs de ses analyses. Peut-être aussi l’optimisme rationaliste de l’écrivain social-démocrate a-t-il pour revers d’amputer l’Histoire de sa dimension tragique… Owen écrit : « Chaque pays connaît bien ses propres problèmes de sécurité nationale, mais fait preuve d’une compréhension trop limitée des problèmes de sécurité, des craintes et des objectifs des autres pays ». L’historien Henry Kissinger trouvait d’autres accents pour décrire l’aspiration à la sécurité absolue et l’impératif de l’insécurité relative, ainsi que la difficile adéquation entre la vision qu’une puissance a d’elle-même et la représentation que s’en font les tiers. Peut-être enfin le combat pour les droits de l’Homme doit-il être concrètement vécu pour que sa relation passionne le lecteur : on saluera ici la publication du Tremblement des hommes (Éditions du Seuil, 1979) de Paul Goma ; comme le Soljenitsyne du Chêne et le Veau, le contestataire roumain se révèle un grand stratège, parfait connaisseur des forces et faiblesses du régime qu’il combat, tandis que transparaît la paradoxale fragilité d’un État socialiste sans véritable société civile, sans institutions ou corps sociaux intermédiaires, face à la passion de l’intelligentsia… ♦