Sauve qui peut
Frank Snepp appartenait à la CIA et y servit en Indochine de 1969 à 1975 comme analyste de renseignements. Vinrent la débâcle sud-vietnamienne et l’élimination des Américains au Vietnam. Estimant qu’en ces circonstances le peuple et le Gouvernement des États-Unis avaient été trompés, incapable de le faire admettre au sein de sa propre administration, Frank Snepp en démissionna pour dire à haute voix sa vérité.
Il l’a fait dans un gros ouvrage : Decent Interval dont le titre fait ironiquement référence à l’intervalle de temps décent, qui dans l’esprit des négociateurs américains, devait permettre le dégagement ordonné de leurs hommes et de leurs moyens d’Indochine. Les traducteurs ont choisi de le baptiser Sauve qui peut, retenant ainsi plus clairement le récit dramatique, qui occupe les deux tiers du livre, des six dernières semaines de résistance à l’offensive des forces conjuguées du Nord et du GRP (Gouvernement révolutionnaire provisoire de la République du Sud Vietnam), sous le commandement à la fois audacieux et prudent du général Van Tien Dung.
Frank Snepp a un vrai talent de conteur, bien servi par une excellente traduction. Il sait aussi bien croquer le portrait des VIP de son pays en poste ou de passage à Saïgon que traduire le paroxysme de l’affolement et du désordre des dernières heures de l’évacuation. Mais le véritable intérêt de son livre réside dans la peinture impitoyable qu’il fait des très graves erreurs de jugement commises, des années durant, par l’ambassadeur et par le chef de l’antenne du CIA, sur la réalité de la menace venant du Nord, sur la qualité de l’armée sud-vietnamienne, sur la capacité et la sincérité des gouvernants du Sud. Il est aussi dans l’analyse qu’il présente des distorsions à justifications politiques apportées par ces hauts responsables à la présentation des faits. Il est, enfin, dans la démonstration qu’il donne de la préparation bâclée de l’évacuation des ressortissants américains et de leur « clientèle ».
Il ne pardonne à ses chefs ni les milliers de Vietnamiens compromis, auxquels l’évacuation avait été garantie et qui sont restés entre les mains vietminh, ni les dossiers ou les biens précieux non détruits, pas plus qu’il ne les tient quitte de ne pas l’avoir entendu, lui qui avait personnellement apprécié correctement la menace. Pour lui, la CIA a trahi la règle d’or des synthèses de renseignements : l’objectivité.
Si le récit se réfère très largement au déroulement des combats, il n’est en rien une description du champ de bataille : il n’en est pas moins réaliste et souvent pathétique. Son ton passionné et sincère est à la limite du règlement de comptes. Par la richesse et la précision des faits rapportés il constitue un document de valeur, qui éclaire – fort à propos après les événements d’Iran – la lourdeur et la faiblesse de la machine diplomatique des États-Unis et l’apparence parfois incohérente de leur politique étrangère. ♦