… Avec qui vous savez. Vingt-cinq ans aux côtés de De Gaulle
« Qui vous savez », vous m’avez compris, c’est le général de Gaulle : quant à l’auteur, on le sait, c’est le fidèle parmi les fidèles, et cela depuis le 11 novembre 1940 où, blessé au cours de la manifestation des étudiants à l’Arc de Triomphe et arrêté par les Allemands, il s’évada pour rallier le Général et s’engagea dans les « Cadets de la France Libre ». Pierre Lefranc, en effet, ne s’est jamais démobilisé depuis. Après une guerre brillante, il est aux côtés du Général lorsque celui-ci fonde le RPF : il est alors chargé du Secrétariat national aux jeunes et aux étudiants. Il fait ensuite partie de la petite équipe qui, rue de Solférino, assiste le Libérateur de la France dans sa « traversée du désert ».
Dès son retour aux affaires, le Général l’appelle à son cabinet. Il y reste pendant cinq ans avant d’être nommé préfet, puis président de la Sofirad (Société financière de radiodiffusion). Mais il continue à militer ardemment à la tête de l’Association pour le soutien du général de Gaulle, et c’est en tant qu’intime du Général qu’il fut un des derniers à être reçu par celui-ci à Colombey en 1970. Après sa mort, il fondera avec André Malraux l’« Institut Charles de Gaulle », puis l’« Association pour la fidélité au général de Gaulle », dont l’appellation souligne bien l’objectif.
Pierre Lefranc est donc un « inconditionnel » : loin de cacher sa dévotion, il la proclame. La fascination qu’exerce sur lui son héros n’étouffe pas cependant la lucidité de l’observateur, et cette lucidité nous vaut un récit très vivant et par ailleurs fort bien écrit.
Les amateurs de révélations historiques ou d’anecdotes pittoresques seront probablement déçus par ces souvenirs, car leur sujet est avant tout la personnalité exceptionnelle de Charles de Gaulle. Mais le portrait qu’en dessine Pierre Lefranc, par touches successives et éparses, est probablement le plus perspicace qui nous ait été donné, et par suite le plus ressemblant, puisqu’il restitue un visage humain.
Nous reconnaissons un de Gaulle portant en lui un optimisme puissant, sentant peser l’écrasante obligation qu’il s’est fixée d’intransigeance, cachant donc ses tendresses, toujours courtois sauf parfois avec ses intimes, n’écartant pas avec eux les mots les plus crus, plutôt misogyne parce que « les femmes troublent les héros », et d’une résistance physique tenant du phénomène. Mais en même temps nous découvrons un de Gaulle méfiant, ne comptant que sur les siens, et encore…, souffrant de timidité et même du trac, modeste et s’entourant d’avis, sachant écouter, attachant beaucoup d’importance à l’opinion qu’on avait de lui. n’aimant pas que ses traits soient reproduits.
Nous apprenons aussi que de Gaulle, pourtant si brillant orateur, peinait longuement sur ses discours qu’il rédigeait entièrement lui-même, qu’il apprenait par cœur, dans la hantise du trou de mémoire, et le moment venu emportant le texte dans sa poche « comme une bouée de sauvetage ». Tout cela sonne vrai et donne au Général un visage plus humain qui, pensons-nous, le grandit encore.
Il faut citer aussi cette remarque de Pierre Lefranc, qui paraît particulièrement perspicace : « Toutes les forces de l’action de Charles de Gaulle ont une source, une expression et un prolongement littéraire… ». Et encore cette phrase très gaullienne sur le même thème : « Son dialogue avec la France a d’abord été épistolaire. Elle était la dame lointaine, lui un combattant guerroyant pour son service ».
Un autre sujet d’intérêt des souvenirs de Pierre Lefranc est. venant d’un « théologien » de son envergure, la définition qu’il donne du gaullisme et qu’il développe, là encore par touches successives et éparses. suivant sa méthode impressionniste : « Pour les questions intérieures, c’est la séparation des pouvoirs et la dignité de l’homme. Pour l’extérieur, c’est l’existence de la France, la réalité de sa mission universelle et. par conséquent, la nécessité absolue de son indépendance ».
Et l’on distingue à travers son livre la nostalgie d’une France unanime, fraternelle et sans classes, qui aurait écarté les « notables » et les « bourgeois », qu’il étrille souvent avec rudesse, comme les militaires d’ailleurs. N’y aurait-il pas dans ce sentiment un peu de la nostalgie d’une France restée rurale – nostalgie qui est en effet vivace au fond des consciences françaises ?
Pierre Lefranc exprime quelque part un scrupule, qui est à son honneur : « Moi-même, en écrivant ces discrets souvenirs, j’éprouve comme le sentiment d’une faute… Je ne suis pas encore parvenu à me débarrasser complètement de la règle de réserve ; malgré ces quelques pages, je garde encore bien des souvenirs pour moi ».
On peut probablement regretter qu’il n’ait pas poussé ce souci de réserve jusqu’à atténuer quelque peu l’aspect de drame shakespearien qu’il donne aux divergences entre le Général et son Premier ministre Gorges Pompidou, qui devait devenir son successeur. Ce sont évidemment ces quelques pages qui ont retenu l’attention des journalistes, et qui retiendront probablement aussi celle des historiens, encore qu’elles ne contiennent pas de révélations. Mais elles nous paraissent détonner par rapport à la sérénité et à la noblesse du témoignage. Il est vrai que pour son disciple le plus fidèle. De Gaulle ne saurait avoir de successeur.
« Pour nous, dit-il à la fin de son ouvrage. De Gaulle a façonné Une France. Elle était belle, elle nous a fascinés, nous l’aimions. Nous rêvons souvent d’elle ».
Mais elle est encore belle. Nous l’aimons toujours. N’est-ce pas Pierre Lefranc ? ♦