La 6e colonne. Si les Russes attaquaient…
Dans L’Europe sans défense, ouvrage analysé par notre revue dans son numéro de juin 1977, le général belge Close estimait que les Soviets pourraient atteindre le Rhin en 48 heures. C’est à peu près ce qu’ils font en 1985 dans le livre de fiction du général britannique Sir John Hackett, dont il a été rendu compte dans le numéro de février 1979 de Défense Nationale. Cette fois il leur faut 60 heures pour se rendre maîtres de Paris dans le récit de « stratégie-fiction » La 6e colonne, que son auteur nous dit avoir écrit « pour réveiller les Français et les peuples libres avant qu’il ne soit trop tard » : les Soviets franchissent le rideau de fer à 22 heures le samedi du week-end de la Pentecôte 198.. ; à 12 heures le mardi un gouvernement « à leur convenance » est en place dans la capitale, ils y entrent dans l’après-midi.
Ce résultat est dû à la conjugaison d’une poussée militaire, qui bénéfice d’une surprise totale et d’une nette supériorité de moyens, avec une pression intérieure de très grande ampleur. Les dirigeants français voient les catastrophes s’accumuler : l’Amérique n’entrera pas en guerre : la Grande-Bretagne s’en retire quand une de ses villes est anéantie, toute défense alliée coordonnée s’effondre quand la dernière ville allemande encore non occupée est atomisée : le peuple français est terrorisé par une série d’attentats spectaculaires et d’attaques aériennes ; toute circulation s’arrête sur le réseau routier coupé par les saboteurs et submergé par les réfugiés français et étrangers ; des éléments subversifs prennent le contrôle des stations radio et d’un certain nombre de préfectures, sous-préfectures et mairies : une énorme manifestation d’une foule angoissée par la peur du feu atomique investit l’Élysée : le Président de la République est neutralisé avant d’avoir utilisé ce qui subsiste de notre armement nucléaire stratégique et sans avoir déclenché les armes nucléaires tactiques de nos forces de manœuvre dont la composante terrestre est gravement malmenée et la composante aérienne détruite. Ce sont des agents secrets soviétiques et des éléments clandestins révolutionnaires appliquant un plan soigneusement élaboré qui provoquent cet effondrement interne, avec l’appui du parti communiste et la passivité ou la complaisance de la masse apeurée : seuls résistent quelques patriotes, des unités militaires qui ont échappé à la destruction, certaines « sections locales et sections d’entreprises du parti », mues par le patriotisme, et des gauchistes, hostiles à la dictature communiste.
Tel est ce qui « constitue simplement le développement complet d’un des scénarios possibles du conflit redouté ». écrit l’auteur dans une lettre publiée par Le Monde des 18, 19 février 1979. Il a voulu marquer vigoureusement ce que sont, d’après lui, « les limites et les contraintes d’une politique qui repose quasi uniquement sur l’utilisation d’une force de frappe nucléaire », pour reprendre les termes du général Close dans Le Figaro du 7 février 1979. C’est à quoi tend ce récit coloré d’événements dramatiques dont la brutalité et la rapidité n’empêchent nullement les personnages politiques et militaires mis en scène d’exposer longuement, pour notre édification, leurs regrets et leurs critiques de ce qui aurait été selon eux la politique menée jusqu’en 198.. : bavardages assez étranges dans des centres de décision où les gens de métier ont à prendre les mesures répondant aux exigences du moment et non à déplorer le passé en jouant les exercices d’école et les grandes manœuvres auxquels ils ont l’air, en plein drame, de se complaire ! Pour les intervenants, la conception de la défense aurait été inspirée par des esprits doctrinaires et systématiques, qui auraient déformé la pensée du général de Gaulle de donner la priorité, dans la panoplie française, à l’arme nucléaire en voulant faire de celle-ci l’arme unique, d’autant plus dissuasive à leurs yeux qu’elle ne serait assortie d’aucune disposition en matière de protection civile, de défense opérationnelle du territoire et de manœuvre armée à l’extérieur. Cette doctrine supposée débouche dans le récit sur une stratégie décousue qui sombre dans l’incohérence et l’inefficacité avant même d’être totalement paralysée par la crise intérieure.
Celle-ci est fille de la panique, de « l’épouvante », dont le général Usureau a montré les redoutables effets possibles dans un remarquable article paru dans le numéro d’août-septembre 1973 de notre revue. Sachons gré à l’auteur de se référer à ce texte excellent : il nous paraît indispensable d’en tirer toutes les conséquences pour conserver la valeur qu’elle doit avoir à notre défense nationale.
Que l’adversaire cherche à exploiter cette épouvante est normal : qu’il trouve pour cela des concours jusque dans l’armée française ne l’est pas.
Nous récusons catégoriquement la peinture insupportable que ce livre présente de ce que serait devenu si près de nous, en 198.., le corps des officiers français : de rares éléments, généralement brevetés d’état-major, y perpétuent les valeurs militaires traditionnelles : dévouement, courage et grogne : à côté d’eux, des « ronds de cuir galonnés », des « petits vieux bureaucratiques » et replets, des « forts en thème », le plus souvent brevetés techniques. « ne méritent pas leurs commandements » et d’ailleurs ne s’en soucient guère : certains sont prêts à rallier sans risque le parti qui l’emporte : d’autres enfin, mus par une idéologie mal précisée ou une ambition sordide – un général en retraite, de brillants officiers supérieurs, brevetés d’état-major, de très jeunes officiers aidés de quelques sous-officiers – conspirent avec les agents étrangers pour briser la volonté nationale de défense et ouvrir la voie à l’envahisseur ; il n’est pas possible d’extrapoler cette prétendue armée de 198.. à partir de celle, toute différente, que nous connaissons dans les années 1970 : l’affabulation a des limites. ♦