Le Service des Renseignements (1871-1944)
Ce n’est qu’après la défaite de 1870 que la France se dota d’un service de renseignements. Encore ne fut-il à l’origine qu’une modeste section du 2e bureau ayant compétence seulement pour le renseignement militaire et, pour l’essentiel, limité alors au domaine de l’Armée de terre. Le premier conflit mondial donna l’occasion à ce service de faire la preuve de son utilité et de son efficacité : il annonça avec précision plusieurs des grandes offensives allemandes sans que pour autant le Haut commandement accordât toujours crédit à ses avertissements.
L’entre-deux-guerres et la montée des périls dans les années 1930 virent une nouvelle extension et un redéploiement des trois branches du SR propres à chaque armée ainsi que du CE (Contre-espionnage). En dépit de la parcimonie des moyens, SR et CE accomplirent alors un travail très sérieux ; il en sera d’ailleurs rendu témoignage au procès de Riom ; nos services avaient parfaitement renseigné le Commandement sur l’état de la Wehrmacht, son ordre de bataille, ses matériels. Au début de 1940 le SR fournit une étude détaillée des méthodes de combat qu’avaient utilisées les Allemands en Pologne. L’état-major n’ignorait rien de ce qui l’attendait. Il fut tenu au courant des mises en alerte du dispositif adverse et même prévenu de l’ordre d’offensive le 8 mai 1940, en réalité différée de deux jours sur l’ordre du Führer.
Les officiers appartenant alors au SR y étaient entrés un peu comme on entre en religion, en laissant d’ailleurs au seuil de « la maison » tout espoir de carrière brillante ; leur chef, le colonel Rivet, qui en sera lame et consacrera 20 ans de sa vie à ce combat – dont l’objectif était la connaissance de l’adversaire et la pénétration de ses services – était une sorte de « Saint du renseignement ». Il ne recevra cependant ses étoiles de brigadier qu’au jour de sa retraite en 1944.
Plus encore que l’abnégation, c’est d’un sang-froid et d’un courage exceptionnels dont ces professionnels du renseignement durent s’armer, à partir de 1940, pour poursuivre leur mission, en se défendant à la fois contre les tracasseries de certaines autorités vichyssoises, menaçant sans cesse de dissoudre ces « gêneurs » du SR, et contre l’Abwehr ou la Gestapo en zone occupée, étendue à tout l’hexagone après le 10 novembre 1942.
C’est principalement de cette période du SR dans la Résistance que traite l’ouvrage du général Navarre. L’auteur était on ne peut plus qualifié pour en parler puisqu’il fut de 1936 à 1940 chef de la section allemande du SR, de 1940 à 1942 chef du 2e bureau de Weygand à Alger et, une fois rentré en France, chef des réseaux « SSM précurseur » et « TR jeune » destinés à préparer la résurrection des services de sécurité à la libération.
À ses souvenirs personnels s’ajoutent ici le témoignage et l’exploitation des archives d’une poignée d’anciens officiers du SR, des survivants ; 315 de leurs camarades militaires de tous grades et de leurs agents ont laissé leur vie sous les feux des pelotons d’exécution, dans les chambres de torture ou dans les camps de la mort.
Le livre du général Navarre relate très sobrement et très simplement leurs actions. On lira en particulier avec intérêt le récit de quelques affaires extraordinaires comme celle par exemple de la « source K » : l’écoute, audacieusement réalisée en banlieue de Paris, du câble de télécommunications utilisé par l’armée allemande entre Rennes, Paris et Berlin ; une affaire qui, pendant 6 mois, jusqu’à sa fin tragique par trahison au début 1943, fournit des renseignements d’une valeur inestimable.
Cette lecture amène quelques réflexions et tout d’abord celle-ci : que le renseignement est un métier, qu’il ne s’improvise pas et réclame une formation intellectuelle et morale sérieuse, qu’il implique une sélection, une passion pour le métier et une discipline rigoureuse. Ce sont ces qualités des officiers de l’ancien SR qui permirent à l’organisation, un moment ébranlée par la défaite, de se rétablir et de reprendre le combat très rapidement. Ceci explique aussi – en partie du moins – que l’ex-SR se soit défié et tenu prudemment à l’écart des premières affaires des services de la France libre, dont les entreprises lui parurent à l’origine marquées par un amateurisme dangereux. Ce qui n’empêcha nullement le SR de s’arranger, à l’insu bien entendu de Vichy, pour faire bénéficier très tôt les Alliés des renseignements qu’il recueillait. Ceci explique également qu’une fois le général Giraud éliminé du pouvoir, le BCRA (Bureau central de renseignements et d'action) de Londres n’eut de cesse que la direction des services spéciaux repliée à Alger, passât sous son contrôle. Le colonel Rivet, qui avait sa conception du renseignement et ne pouvait admettre de collusion avec l’action politique, fut évincé et quitta le service dans des conditions peu glorieuses, c’est le moins qu’on puisse dire.
L’ouvrage du général Navarre est d’une sobriété mais aussi d’une objectivité et d’une exactitude scrupuleuse. C’est une qualité qui mérite d’être soulignée tant elle est rare chez les auteurs de tels livres, plus souvent enclins à satisfaire le goût du lecteur amateur de sensationnel que le souci de la vérité. C’est en fait le seul ouvrage à la fois sérieux et complet sur cette épopée du SR. ♦