Trente ans de CIA
Aussi curieux que cela puisse paraître, le sigle CIA, désignant l’Agence centrale de renseignement des États-Unis, jadis connu des seuls spécialistes des services secrets est devenu presque familier au grand public dans le monde entier au cours des cinq à dix dernières années. La plupart des gens ignorent cependant que l’immense pouvoir que les États-Unis exercent dans leur pays, pouvoir dont ils ont vaguement conscience sans le localiser avec précision, avait pour principal rouage précisément cette Agence, dont la mission n’est pas seulement de recueillir des données et de les analyser, mais d’agir par les moyens les plus divers pour créer l’événement et orienter les évolutions dans le sens estimé le plus favorable aux intérêts des États-Unis.
L’efficacité d’une telle mission n’est évidemment pas compatible avec sa publicité. Et cependant, à un moment donné, c’est l’opinion publique américaine elle-même, quasi unanime, qui a voulu que toutes les activités de la CIA soient publiquement passées au crible et que soient étalés au grand jour – par conséquent devant le monde entier – tous ses « secrets de famille ». Ce sont les cheminements assez mystérieux et inattendus de la conscience politique du peuple américain pour en arriver là, qui constituent, quant au fond, le principal sujet de l’ouvrage de William Colby.
C’est lui, en effet, comme directeur de la CIA de 1973 à 1976 (après y avoir fait, venant de l’OSS (Bureau des services stratégiques) du temps de guerre, pratiquement toute sa carrière), qui fut sur la sellette pour défendre « tous azimuts » l’honneur et l’avenir de la CIA contre le déchaînement des suspicions et des reproches souvent violents et même haineux, venant de la presse, des innombrables et successives commissions d’enquête parlementaires, et parfois des milieux mêmes de l’exécutif.
Sa tâche n’était pas facile. Il voulait rester loyal vis-à-vis de ses camarades et d’une organisation à laquelle il avait collaboré pendant trente ans avec une totale conviction de l’immense utilité qu’elle présentait pour son pays. Mais en même temps, de par sa formation juridique, il ne pouvait s’empêcher de penser que la place et le rôle que la CIA s’était peu à peu attribués dans l’administration, avec souvent le consentement tacite de celle-ci, ne découlaient pas clairement de la constitution et pouvaient même être jugés comme lui étant contraires dans la lettre, comme dans l’esprit. En tout cas, le combat épuisant qu’il eut à mener l’amena peu à peu à concevoir et à préciser une sorte d’éthique du renseignement extérieur à l’échelon du gouvernement, éthique qu’il suggère de prendre pour règle de l’avenir.
Tout en réfléchissant ainsi sur la nature et la finalité de la CIA, William Colby a voulu également illustrer dans son livre de souvenirs, les très réelles satisfactions qu’il a trouvées dans l’action proprement dite, au jour le jour, sur le terrain. Les missions d’un agent à l’étranger ont rarement le caractère sensationnel et romanesque que leur prête une certaine littérature. Mais elles sont variées, largement ouvertes sur le monde extérieur, et formatrices parce qu’elles exigent du sang-froid, de la persévérance et, plus souvent qu’on ne croit, un certain idéalisme. Ayant su s’attacher aux tâches successives qui lui furent confiées, William Colby a également réussi à très bien en parler. Son livre est d’un intérêt soutenu et d’une incontestable importance pour une compréhension globale de la vie politique des États-Unis d’aujourd’hui. ♦