Nuit glacée
Le romancier et essayiste chinois Pa Kin (de son véritable nom Li Feikan) est né au Sichuan en 1903. Il appartint jusqu’à l’avènement de Mao à cette intelligentsia de gauche, non communiste, fortement occidentalisée mais ardemment nationaliste, aspirant à un renouveau de la société traditionnelle chinoise mais peu soucieuse d’action politique directe, qui put assez librement s’exprimer sous le régime, cependant assez coercitif à l’égard des intellectuels, du Kuomingtang. C’est en tout cas au cours de cette période que furent édités les principaux ouvrages de Pa Kin, dont sa trilogie « La Famille » (Kia) et « Nuit glacée » (Han ye).
Le régime de Mao manifesta par contre, à l’égard de Pa Kin une certaine méfiance. L’une des raisons en fut certainement son libéralisme foncier et son indépendance : à la suite de la révolution culturelle, il fut même astreint à passer quelque temps dans une École du 7 mai. Mais ce qui devait paraître plus grave, c’est que son œuvre proprement littéraire devait beaucoup à l’influence des grands romanciers occidentaux du XIXe siècle, russes en particulier, et s’éloignait ainsi à la fois de la grande tradition classique chinoise et des préoccupations idéologiques du moment. En fait, à partir de 1949, Pa Kin fut pratiquement condamné au silence.
Cet ostracisme des siens et un manque injuste d’intérêt pour ce qui s’était passé en Chine avant la « grande » ère maoïste explique sans doute que le nom de Pa Kin soit si peu connu en dehors de son pays et en particulier chez nous. N’a-t-il pas fallu attendre 30 ans pour que Nuit glacée, parue à Shangaï en 1946, soit traduite en français, cela grâce aux efforts d’Etiemble et de Mme Lalitte qui en a fourni une version absolument remarquable.
En dehors des mérites spécifiquement littéraires de ce roman qui fait une large place à l’analyse psychologique – mérites qui seront certainement mis en lumière par la critique spécialisée – signalons, quant à nous, l’intérêt que présente aussi cet ouvrage sur le plan social pour une meilleure connaissance de la vie quotidienne du petit peuple chinois dans la Chine de l’Ouest non occupée pendant la guerre. Pa Kin nous parle là de ce qu’il a fort bien connu puisqu’il fut, comme son héros, réfugié à Chongqing au cours de cette période et y travailla, lui aussi, comme correcteur d’épreuves chez un éditeur pour le salaire de misère qui était le lot de la plupart des intellectuels. Mais, romancier avant d’être historien ou sociologue, il évoque l’environnement et l’ambiance de l’époque non pas en observant ce qu’il voyait, mais en s’attachant aux réactions individuelles invisibles, cantonnées dans la seule conscience de ses héros. Manié par un écrivain de la classe de Pa Kin, ce procédé permet de cerner la réalité avec une remarquable précision. ♦