Vivre le Québec libre
Vous avez bien lu : Vivre le Québec libre. Une lettre ajoutée au cri historique du général de Gaulle : parce que, ce cri ayant été lancé au bon moment, tout un peuple, qui en fut alors conforté dans son plus profond instinct, y puise encore aujourd’hui une aide efficace pour réaliser sa volonté d’être lui-même. La mort a empêché le général de Gaulle de terminer ses Mémoires d’espoir qui s’arrêtent en 1962. Il n’a donc pu exposer lui-même ce célèbre épisode du Québec (1967). Pour beaucoup de Français, il y a là en somme un « mystère de l’histoire » (d’où le sous-titre du livre : « Les secrets de de Gaulle »).
Pierre-Louis Mallen est parmi les rares hommes qui se trouvaient bien placés pour l’éclaircir. Écrivain et journaliste de grand talent, il fut en 1963 chargé par l’ORTF (Office de radiodiffusion-télévision française) de créer sa Délégation permanente au Canada à Montréal. Il devait y rester six ans – le temps, notamment, de participer à l’organisation du voyage du Général et de se passionner pour l’éveil du Québec.
Inutile de résumer et de déflorer ce grand livre. Mais dirigeons le projecteur sur le point essentiel. Au moment où de Gaulle arrive au Québec, il connaît parfaitement la situation de type colonial à laquelle se trouve soumis depuis la défaite française, il y a deux siècles, nos frères de là-bas. Et il considère comme de son devoir de faire quelque chose. Où, quand, comment ? Il ne le sait pas exactement à l’avance. Et c’est ici qu’en philosophe de l’histoire. Pierre-Louis Mallen a, au centre de son livre, éclairé d’un pinceau de lumière magistral le rapport du grand homme et de l’événement.
Le grand homme ne peut rien sans l’occasion. Mais l’occasion, sans lui, reste stérile ; de plus, au besoin, il la fait surgir. Tout au long du « Chemin le Roi », c’est-à-dire de Québec à Montréal, la température a monté. Sur la place centrale de Montréal, au point culminant de son voyage, de Gaulle, qui va parler, est entouré du petit peuple français des faubourgs, ce petit peuple opprimé qui descend rarement vers les splendeurs anglo-américaines du centre de la ville. L’audience est électrisée. L’événement est là, tapi, prêt à passer du possible au réel.
À vrai dire, et d’emblée, le Général l’aide à naître : « je vais vous confier un secret que vous ne répéterez pas » – et la foule rit d’un air de connivence. « Ce soir, ici, et tout au long de ma route, je me trouvais dans une atmosphère du même genre que celle de la libération de Paris ». L’étincelle se trouve ainsi lancée, en quelque sorte, vers la meule de paille. La foule s’exclame, vibre et s’échauffe. Lorsqu’à la fin du discours, de Gaulle s’est écrié : « Vive Montréal », il s’arrête un instant pour mesurer l’impact de ces mots attendus. La température est très élevée. On se trouve dans un de ces rares moments où la conjoncture est en quelque sorte devenue fluide. « Vive le Québec ». Mais non ! ce n’est pas assez… La foule acclamait et grondait. Alors de Gaulle brûle ses vaisseaux. Il cesse d’être l’homme des « jours ordinaires » pour se jeter, quels que soient les périls, dans la « houle de l’histoire ». « Vive le Québec libre ! ». Ainsi, le 24 juillet 1967, s’envolent ces mots irrévocables, ainsi qu’il en a lui-même qualifié, d’emblée, ceux de l’Appel du 18 juin 1940.
Le de Gaulle concret – un homme parmi les hommes – a, semble-t-il, regardé la stature du de Gaulle historique et s’est en un instant demandé où était son devoir. Dans l’avion du retour il a donné lui-même à l’un des membres de sa suite ce significatif commentaire : « Si je n’avais pas fait cela, je n’aurais plus été de Gaulle ». Et aujourd’hui ? « Lisez ce livre » dit, dans la préface, un homme qui sait de quoi il parle : M. René Lévesque, chef du « Parti Québécois » et Premier ministre du Québec, lequel se propose de soumettre bientôt au vote populaire une formule dite de « souveraineté et d’association » qui établirait enfin l’égalité entre le Canada anglais et le Québec désormais « maître chez lui » – créant ainsi peut-être une Confédération d’égaux comme celle que recherchent entre eux les neuf États européens.
On a dit qu’en 1967 de Gaulle avait « payé la dette de Louis XV ». À vrai dire, il a aussi payé celle de tous les Français et de leur incroyable indifférence. L’abandon de Montcalm par Versailles, du Québec par Paris a certainement été le plus grand désastre de toute notre histoire – car l’Amérique du Nord, quasi vide d’hommes, était à prendre ; et le destin du monde en eût été changé.
Et pourtant la France conserve au loin un frère de sang et de langage, un frère dont la puissance égalera la sienne, un jour qui n’est pas éloigné, car il bénéficie d’un immense territoire, de ressources naturelles gigantesques, tout cela développé et exploité avec des techniques aussi avancées que celles de l’Europe. Un État qui occuperait dès maintenant le 10e rang économique parmi les nations du monde. Or, son développement indéfini ne fait que commencer, et il est aux mains d’hommes d’une énergie certes toute nord-américaine mais dont la langue, la culture et l’âme sont issus de la France – de cette France dont la « Nouvelle France » a le droit moral entier de partager avec nous l’héritage. La France est concernée directement par le Québec. Il existe d’une manière irrécusable une communauté de leur histoire et de leur destin. Et ce qui fait la considérable importance de ce livre, c’est que, grâce au talent évocateur de P-L. Mallen, nous comprenons comment l’un des actes les moins bien connus mais les plus importants de la carrière du Général a été ce cri de Montréal. Les Québécois savent qu’il n’appartient qu’à eux-mêmes de décider de leur avenir. Mais ils savent aussi qu’ils doivent leur reconnaissance à de Gaulle pour avoir été, à un moment décisif, le catalyseur d’une évolution, d’une révolution qui leur permet aujourd’hui d’essayer de « vivre le Québec libre ». ♦