Mohini ou l’Inde des femmes
Dans un récent article de synthèse où il décrivait le développement de l’Inde moderne, l’un de nos auteurs (Daniel Delacroix : « L’Inde, un géant à la croisée des chemins », Revue Défense Nationale, février 1978) affirmait qu’elle était la nation sur laquelle règnent le plus d’idées fausses. Au touriste candidat au voyage en Inde, à tout lecteur qui désire non seulement être informé honnêtement de l’évolution récente de ce grand pays mais encore et surtout comprendre le peuple, comprendre le cœur de l’Inde et saisir sa palpitation à travers un demi-siècle d’histoire, nous recommanderons le livre de Rose Vincent.
Il ne s’agit pas d’un roman. Les personnages que l’auteur fait vivre et parler devant nous existent bien, en particulier cette indienne proche de la cinquantaine : Mohini (« la séduisante »), profondément attachée aux valeurs traditionnelles dont elle a été nourrie, intelligente, sensible et qui a reçu une formation universitaire occidentale tant en Inde qu’aux États-Unis.
Pour avoir vécu quatre ans en Inde où son mari représentait la France, Rose Vincent les a bien connus ces personnages. Liée d’amitié avec Mohini, elle a pu parler longuement et librement avec elle, avec ses filles, avec ses amies ou même ses servantes. À travers ces conversations, c’est tout le tableau de la société indienne, de ses mœurs, de ses règles, qui nous est présenté dans un style alerte, émaillé de mots-clefs en langue hindi dont un lexique annexé à l’ouvrage nous permet heureusement de pénétrer le sens. Ce n’est pas un tableau statique de l’Inde ancienne mais plutôt un film, haut en couleur, d’une évolution dont l’auteur organise habilement le montage de façon à couvrir quatre générations. Progressivement, en revenant à maintes reprises sur les concepts essentiels de la civilisation indienne. Rose Vincent fait comprendre au lecteur la différence essentielle qu’il y a entre le couple occidental, à l’amour exclusif trop souvent renfermé sur lui-même, et l’union à la vie à la mort d’un mariage indien que se fond dans les cercles plus larges de la famille (celle du marié avec sa nombreuse parenté) et de la caste. La haveli, ou vaste maison qui abrite cette famille, et la caste, constituent en quelque sorte les deux « cocons » qui, moyennant les sacrifices de liberté qu’exige la vie de toute communauté, garantissent à chacun, et en particulier à la femme et aux enfants, une plus grande sécurité.
Cette mise en scène fournit l’occasion à Rose Vincent de redresser un certain nombre d’erreurs ou de contresens concernant le prétendu asservissement de la femme indienne. Si, au fond du cœur de Mohini et de ses pareilles est solidement ancrée par des siècles d’éducation religieuse l’idée que la dignité d’une femme est de servir son mari et de lui être fidèle jusqu’à la mort, c’est que cette conception répond à une finalité sociale de préservation des piliers fondamentaux de la civilisation indienne : la famille et la conception religieuse de la vie. Mais ces fondements, on le verra à la fin de l’histoire de Mohini, sont quelque peu ébranlés par l’évolution rapide de l’Inde vers une modernité qui risque de trop emprunter à l’Occident au détriment des valeurs morales. Lisez ce livre, il vous enchantera. ♦