À la recherche d’une identité. Histoire de ma vie
Nombreux sont ceux qui auront découvert pour la première fois la véritable dimension d’Anouar el-Sadate en suivant sur leur écran de télévision, le 20 octobre 1977, l’image pathétique d’un homme venu proposer la paix à ses ennemis. Président de 40 millions d’Égyptiens, il nous donne lui-même aujourd’hui le récit de sa vie. Le lecteur, peu au fait des hommes et des choses de l’Orient, court le risque, au terme de l’ouvrage, d’être quelque peu déconcerté.
Est-ce un conte, de ceux que les Arabes ont appris à si bien écrire ou dire ? Est-ce la chronique fidèle d’événements qui ont fait l’histoire de l’Égypte depuis une quarantaine d’années, rapportée par un homme que le destin – ou sa volonté – plaça au premier plan ? Ou encore est-ce l’essai de réflexion politique d’un chef d’État ? Sans doute un peu tout cela à la fois. Il reste pourtant cette impression que, pour n’avoir pas craint, comme le dit lui-même l’auteur dans la première partie, d’user de la ruse et de la duplicité pour tromper ses ennemis afin d’arriver à ses fins, Anouar el-Sadate n’est pas exactement le mémorialiste aussi scrupuleux que l’on souhaiterait trouver ici. Mais ces quelques pages sur une vie déjà bien remplie nous apprennent beaucoup sur la personnalité d’un homme qui ne peut laisser indifférent, et elles éclairent du dedans certains événements les plus importants de l’histoire contemporaine du Proche-Orient.
Anouar el-Sadate, enfant d’une modeste mais fière famille de paysans du delta du Nil (sa mère est soudanaise), a nourri ses rêves d’adolescent des exploits d’Adham al-Sharqawi et de Zahran contre les Anglais. Plus tard, c’est Kemal Ataturk qui le fascine. Très vite il devient un révolutionnaire, un agitateur professionnel pourrait-on dire, que ne calment ni son admission, difficile, à l’Académie militaire, ni son accession, en 1938, au grade d’officier de transmissions. Déjà, note-t-il, « les événements marquants de mon existence ont toujours coïncidé avec ceux de l’Histoire ». Anouar el-Sadate n’a alors que vingt ans et déjà il complote contre les Britanniques, crée en 1939 une première organisation secrète d’officiers et noue quelques contacts avec Hassan al-Banna, chef des Frères musulmans. En 1941, il songe déjà à un premier coup d’État mais doit y renoncer. Intervient alors l’épisode assez trouble de ses relations avec les services allemands et un certain Abler (John Eppler (Abler), dans son livre Condor, l’Espion de Rommel ; Robert Laffont ; 1974, donne sa propre version des faits).
Arrêté, il réussit à duper les enquêteurs comme il le fera en 1945, après l’assassinat d’Amin Osman. Il connaît la prison et y découvre « sa propre identité ». Devenu « un héros mythique » à l’occasion de cette dernière affaire pour laquelle il ne semble avoir tenu pourtant qu’un rôle secondaire, Anouar el-Sadate, réintégré dans l’armée après une courte carrière de journaliste, participe en tant qu’« officier libre » à la chute de Farouk. Fut-il vraiment l’âme du complot et l’organisateur tel qu’il l’écrit ou joua-t-il seulement, à côté de Nasser, un rôle plus effacé ? Toujours est-il que la direction de l’Égypte lui échappe, en 1952, au profit de son ami qui est aussi son rival, Gamal Abdel Nasser.
Ce que dit Anouar el-Sadate de Nasser est sans doute la partie de l’ouvrage la plus passionnante. Elle éclaire certains aspects de la politique actuelle du président égyptien et explique sans doute la distance qu’il a prise vis-à-vis du nassérisme. Nasser ? Selon Sadate, un homme orgueilleux, irritable, soupçonneux et devenu, après 1967, « un cadavre vivant » jusqu’à la fin de ses jours… À accumuler ainsi au fil des pages les traits d’un portrait peu flatteur, l’idée vient qu’entre les deux hommes qui se connaissaient depuis l’âge de dix-neuf ans, existe une grande différence de nature, de comportement et surtout de conception de la chose politique. « L’impuissance du pouvoir » (juillet 1956 – juin 1967) et « la lutte pour survivre » jusqu’en 1970, à la mort de Nasser, résument pour Sadate l’action de celui vers qui pourtant l’ensemble du monde arabe se tournait ! De même qu’il a effacé dans ses mémoires la présence de Nasser durant la longue montée des « officiers libres » de 1939 à 1952, Sadate escamote quelque peu le rôle de celui-ci à la tête de l’État égyptien.
La mort foudroyante du Raïs porte au pouvoir Sadate : c’est « la Seconde Révolution ». Le nouveau chef d’État affirme avoir été réticent à accepter cette charge. Mais les circonstances et la certitude qu’il a d’être « l’homme providentiel de l’Égypte » chassent bien vite cette hésitation pour donner place à une redoutable volonté politique : Anouar el-Sadate entreprend de remettre de l’ordre dans l’héritage de Nasser qui lui apparaît « mal défini » et « en triste état ». Le clan pro-soviétique d’Ali Sabri est éliminé et la dignité humaine qui avait été « totalement anéantie » (sous Nasser) est rétablie. « L’héritage économique étant encore plus misérable que la situation politique ». Anouar el-Sadate se tourne d’abord vers les États-Unis mais ceux-ci, estimant « qu’il ne pourra se tenir au pouvoir plus de quatre à six semaines », font la sourde oreille. L’Union soviétique est plus prompte à réagir, maigre l’élimination des communistes égyptiens : un traité d’amitié et de coopération est signé le 27 mai 1971.
Les relations entre le président égyptien et les dirigeants soviétiques sont décrites sans complaisance. Si Brejnev trouve quelque faveur aux yeux de Sadate, Podgorny, le principal interlocuteur soviétique du président, est accablé de tous les défauts ! Dès 1971 commence donc « une féroce guerre psychologique ». Moscou promet des armes modernes, elles n’arrivent pas : Le Caire pose des questions pressantes sur la position soviétique, les réponses tardent ou font l’effet de dérobades. Excédé, Sadate convoque, le 15 juillet 1972, l’ambassadeur soviétique et lui demande le rapatriement dans la semaine des 15 000 experts soviétiques. Coup d’éclat ou partie préméditée d’un plan soigneusement étudié en vue des actions futures ? Sadate sans écarter la première raison, laisse croire qu’à l’époque, cette décision qui frappe le monde entier de stupeur entre dans « sa stratégie ». Elle trompera du même coup (était-ce aussi voulu ?) l’ennemi en lui faisant croire que désormais l’Égypte « était résolue à ne pas livrer bataille ».
Les circonstances de la guerre d’Octobre sont évoquées avec des détails fort intéressants. Mais persistent quelques zones d’ombre avec des oublis volontaires et non des moindres – l’encerclement des 20 000 hommes de la 3e Armée égyptienne dans le Sinaï par exemple – qui, malheureusement, ternissent un tableau qui, tracé par celui qui redonna à cette occasion la fierté et l’espérance à tout son peuple, aurait dû être d’une autre facture. La préparation du combat, dont le secret a pu être préservé, est exemplaire comme le sont au début les relations entre les commandements syrien et égyptien. Le jeu de l’Union soviétique qui croit à une défaite rapide des armées égyptiennes, tente de manœuvrer par de fausses informations, et ensuite s’entremet pour sauver Israël, est évoqué à grands traits. Il en est de même de l’action de Kissinger. Les faiblesses du commandement militaire égyptien (le chef d’état-major, le général Saad el-Chadhli, est révoqué), décrites sans complaisance, sont éclipsées par l’hommage rendu au général Husni Mubarak, chef de l’aviation (qui sera nommé plus tard vice-président de la République), aux soldats des sections d’assaut qui les premiers franchirent le canal et aux officiers qui les commandaient.
Si Anouar el-Sadate finit par se soumettre aux conditions de cessez-le-feu c’est, assure-t-il, parce que les États-Unis ont livré à Israël, par un pont aérien ininterrompu, leurs armes les plus sophistiquées (« des bombes à caméras de télévision ») alors que l’URSS n’envoyait que des matériels ordinaires et en quantité insuffisante. Israël qui, selon Sadate, était alors au bord de l’effondrement psychologique (« Dayan avait pleuré devant tous les correspondants de presse étrangers ») et militaire (l’encerclement dans « la poche du Déversoir »), est donc sauvé de justesse par la conjonction des efforts américains et soviétiques.
Apres avoir parlé avec beaucoup de fougue de cette guerre d’Octobre qui rendit le Canal et son honneur à l’Égypte et après avoir redécouvert les vertus « de l’esprit chevaleresque » du peuple américain, Anouar el-Sadate termine ses mémoires par un très émouvant appel à la paix. Émouvant car la sincérité ici ne fait pas de doute : ce sont les mêmes mots d’espoir que ceux que nous avons tous entendus, prononcés du haut de la tribune de Knesset.
Malgré des lacunes – ainsi l’évolution intérieure de l’Égypte depuis la mort de Nasser et la question des Palestiniens – malgré quelques interprétations hasardeuses de l’histoire et parfois certaines contrevérités, les mémoires d’Anouar el-Sadate sont un document qu’apprécieront les lecteurs qui veulent enrichir leur connaissance de l’histoire et des hommes du Proche-Orient. ♦