L’Avenir est notre affaire
L’avenir est notre affaire, entendez : à chacun d’entre nous et non point aux États. Denis de Rougemont voudrait créer une conscience européenne sur les cendres des nations. Deux références lui servent de garants : les États-Unis et la confédération helvétique. Il y a aux origines d’une telle démarche un sentiment rousseauiste qui porte l’auteur à condamner l’État tout comme le célèbre Genevois condamnait la Société elle-même. Dans les deux cas il s’agit de faire affleurer la conscience individuelle et de lui conférer un droit de sédition contre la communauté nationale. Pour Denis de Rougemont tout citoyen n’est en effet « qu’un individu assujetti à l’arbitraire ». Il faut donc « dessaisir » l’État-Nation de manière que « des hommes et des groupes d’hommes décident de reprendre en main leurs destins à l’échelon local et régional ».
Ainsi, et ainsi seulement, nous affirme-t-on, prévaudra l’intérêt général sur celui des États nationaux. Que la souveraineté nationale soit le rempart de nos libertés, l’auteur le conteste avec vigueur et il ne craint pas de lancer comme un défi : « Qu’est-ce que les habitants de l’Hexagone ou de la peau de vache ibérique auraient à perdre si la France et l’Espagne se voyaient divisées chacune en une dizaine de régions linguistiques autonomes ? »
Une fois mis à l’écart l’intérêt général, j’ignore ce que chaque habitant aurait le sentiment de perdre à une aussi sauvage dissection, mais je sais ce qu’il adviendrait de cette tour de Babel le jour où quelque Cromwell venu d’ailleurs s’arrogerait le droit de trancher les différends qui l’auraient agacé. Ce jour-là, le peuple rêvera à la légitimité de la Nation. Régions linguistiques ou ethniques, c’est un retour à une certaine barbarie qui nous est offert sous prétexte de tout replacer à l’échelle humaine. L’humanisme dont est gorgé Denis de Rougemont ne peut s’alimenter à l’individualisme le plus forcené : il est le fruit de la civilisation. La Grèce antique qui aspirait à l’unité dans tous les domaines a péri faute d’y parvenir sur le plan politique. Devrions-nous renoncer à notre unité nationale avec l’espoir fallacieux de mieux lui survivre ?
Nous ne vivrons plus longtemps dans le monde moderne tel qu’il va, affirme Denis de Rougemont. Et d’aligner les taux de croissance démographique, les facteurs de pollution, un déluge de chiffres sortis des calculs exponentiels des futurologues. C’est sur de telles bases que l’auteur construit son raisonnement… puis, à la moitié du livre, il met en doute la valeur de semblables prospectives car nul n’a pu prévoir l’automobile ni Hitler ! Mais peu importe la méthode. Denis de Rougemont est contre la religion de la croissance. À ses yeux il faut s’en tenir aux conclusions du Club de Rome et du Massachussetts Institute of Technology (MIT). Certes il y a un terme au développement mais strictement appliquée, une telle stratégie revient à favoriser les nantis en maintenant les rapports économiques à leur niveau actuel, ce que ne souhaitent ni les pays du Tiers-Monde ni les classes les moins favorisées. La crise de l’énergie nous contraindra-t-elle à adopter le « modèle » du Club de Rome ? Denis de Rougemont l’espère et il pourfend ardemment les tenants du nucléaire. Avec des arguments dont on a tellement abusé qu’ils semblent bien avoir l’air leur temps.
Nul doute qu’aux yeux de certains la construction intellectuelle que Denis de Rougemont nous présente de l’Europe soit séduisante : des régions autogérées avec leurs grappes de communes. Toutefois les critères qu’il relie pour l’édifier sont trop étrangers à nos mœurs et à notre histoire pour que nous puissions sérieusement envisager de les retenir. Nous ne sommes certes pas des Jacobins de l’État-providence, loin de nous l’idée d’en doter le pays, mais c’est faire une mauvaise querelle à l’État que de l’accabler des excès de notre monde. Qu’il faille imposer un peu plus de mesure à nos désirs comme à nos entreprises est certain. Les statistiques, la loi du nombre, ont gâté la vie collective contemporaine : n’allons pas aggraver ce que Denis de Rougemont considère comme un désastre en disloquant ce qui fait le mérite de ce vieux continent, la variété de ses nations et de ses institutions. ♦