Nous reproduisons ici, dans sa forme orale et improvisée d’origine, un exposé fait par l'auteur le 25 septembre 1976 à l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN). Après un rappel des notions théoriques, et notamment des conceptions américaine et française relatives à l’usage de la menace nucléaire, il s’interroge sur le paradoxe d’une défense qui se veut autonome tout en admettant le maintien de la France dans l’Alliance atlantique.
La force française de dissuasion et l'Alliance atlantique
Je me propose, comme souvent dans ces sortes de conférences, de commencer par des analyses, relativement abstraites, à la fois du vocabulaire et des théories, pour aborder le problème le plus difficile qui domine la pensée militaire française, mais que l’on a rarement le courage d’aborder franchement. Ce problème est le suivant : Comment peut-on concilier la participation française à l’Alliance atlantique avec l’affirmation d’une défense autonome fondée sur la dissuasion ?
Le concept de dissuasion n’est pas neuf dans la pensée militaire, mais il a pris au cours de ces dernières années une extension et une signification qui ne lui étaient pas reconnues dans le passé. On nous a toujours enseigné dans les écoles que si l’on voulait la paix, il fallait préparer la guerre, ce qui est une formule de dissuasion, l’hypothèse étant que dans la mesure où l’on est capable de gagner la guerre on n’aura pas à la livrer. Cependant, jusqu’à présent dans l’histoire, cette formule n’a jamais été confirmée par l’événement. D’autre part, même une fortification pouvait être considérée, de divers points de vue, comme un moyen de dissuasion : dissuasion d’une attaque portant sur une région déterminée du pays et, indirectement, moyen de détourner l’attaque vers une autre partie de la frontière ou de la ligne de feu.
Dissuasion - défense, une fausse antinomie
Le terme de dissuasion a pris, avec la mise au point des armes nucléaires, une signification inédite puisque l’on a couramment opposé dissuasion et défense. L’actuel chancelier de l’Allemagne Fédérale a écrit un livre qui s’appelle « Abschreckung oder Verteidigung » (« dissuasion ou défense »), comme si les deux termes étaient antithétiques.
En usage rigoureux, il ne me paraît pas qu’il y ait opposition entre défense et dissuasion. Si l’on entend par défense, terme opposé à « attaque », la volonté de garder ou de conserver par opposition à la volonté de conquérir, la dissuasion n’est qu’une modalité particulière de la défense ; c’est la modalité de la défense qui consiste à détourner un ennemi potentiel d’une action agressive en le menaçant d’une action de représailles. L’idée d’une opposition entre dissuasion et défense a, me semble-t-il, deux origines. D’une part, le mot défense, dans son acception concrète, désigne la protection d’un espace, et dans ce cas apparaît alors une opposition entre la défense territoriale et la défense par représailles : la défense par représailles ne protège pas l’espace, alors que la défense au sens spatial s’arrête aux fonctions, précisément, de défendre l’espace. D’un autre côté, comme le terme de dissuasion a été lié, dans le vocabulaire et dans l’esprit de la plupart des commentateurs, aux armes atomiques, on en est arrivé plus ou moins clairement à opposer la défense « protection du territoire par une guerre effective » à la dissuasion « protection du territoire par la menace d’une guerre qui n’aurait pas lieu », d’où certains livres et certaines théories que vous connaissez ; la dissuasion par la menace nucléaire est, au sens abstrait, une modalité de la défense, mais c’est une modalité de la défense qui réussirait par la menace et en évitant la guerre. On arrive alors, effectivement, à ce qui est l’un des sens que prend l’opposition entre défense et dissuasion. On amalgame d’une part défense et armes conventionnelles et d’autre part dissuasion et arme nucléaire, et l’on oppose ainsi la défense en tant qu’acceptation de la bataille ou de la guerre à la dissuasion qui en serait la négation ou le refus, la menace suffisant à assurer tout à la fois la protection du territoire national et l’absence de conflits ouverts. Autrement dit, l’on se donne pour acquis, par la pensée, le but que l’on cherche à atteindre.
L’idée que la dissuasion par la menace des armes nucléaires suffit à assurer la « non-guerre » s’est formée par étapes. Si nous jetons un regard sur l’histoire des trente dernières années, depuis que les États-Unis d’abord, puis l’Union Soviétique, puis d’autres encore possèdent des armes nucléaires, nous constatons à coup sûr qu’aucun des États dits « nucléaires » ne s’est servi de ces armes, l’utilisation des deux bombes ayant servi à terminer la guerre contre le Japon nous renvoyant à une phase antérieure. Cela dit, l’un des deux grands États nucléaires a livré des guerres non-nucléaires, ce qui au moins suggère que pour les grandes puissances, la possession d’armes nucléaires, jusqu’à présent, n’a pas garanti la « non-guerre », elle a garanti la non-guerre nucléaire, ce qui est tout différent, et ceci, me semble-t-il, autorise ou oblige à suspendre le jugement.
Guerre impensable, victoire impossible
Ce qui incite à considérer que la défense par la menace de représailles nucléaires assure la non-guerre, ce sont un certain nombre d’arguments bien connus et que je me bornerai à rappeler brièvement.
Premièrement, la capacité de destruction, ou la force explosive des armes nucléaires, est effectivement terrifiante : une bombe thermonucléaire de quatre à cinq mégatonnes représente une force explosive supérieure à la totalité de celle utilisée dans toutes les guerres du passé ; une bombe thermonucléaire de cinq mégatonnes explosant sur une capitale, New York, Paris ou Moscou, mettrait à mort quelques millions de personnes. Une telle perspective provoque en nous tous une sorte de réaction instinctive, vitale, qui fait que nous n’arrivons pas à croire que cette sorte de guerre puisse avoir lieu ; et en fonction précisément de l’énormité, de la démesure des destructions que provoqueraient ces armes, nous avons le sentiment, sans y réfléchir trop, que la menace de les utiliser est un moyen d’en écarter l’utilisation. Autrement dit, pour reprendre une expression classique, l’usage diplomatique se substitue à l’usage effectif, ou encore, pour la première fois dans l’Histoire, on évoque une guerre que l’on a l’espoir et la conviction de ne pas devoir livrer.
Le deuxième élément qui intervient et qui représente pour la pensée stratégique une novation a trait à la théorie classique de la victoire décisive, c’est-à-dire le désarmement de l’adversaire auquel s’applique l’expression allemande Wehrlosmachung qui est le terme de la stratégie de Vernichtung, d’anéantissement, stratégie qui a dominé la période allant des guerres napoléoniennes à 1945. Or, dans la mesure où une puissance nucléaire possède ce que l’on appelle une force de deuxième frappe, c’est-à-dire des moyens de représailles suffisamment invulnérables, on entre dans une situation nouvelle, originale : un pays presque entièrement détruit aurait la possibilité d’infliger à son agresseur des représailles posthumes. Un État nucléaire peut en détruire un autre, il ne peut pas échapper aux représailles de cet État, même si celui-ci a subi des dégâts que l’on appelle dans le langage ordinaire intolérables.
Entre deux grandes puissances nucléaires, il en résulte donc l’impossibilité pour l’une d’aboutir au désarmement de l’autre. Ainsi la capacité de deuxième frappe de l’ennemi constitue un argument fort en faveur de l’hypothèse selon laquelle la dissuasion par les armes nucléaires nous introduit dans un monde nouveau où la notion traditionnelle de victoire disparaît pour ainsi dire d’elle-même, puisque selon la définition elle signifie l’anéantissement de la capacité de résistance de l’ennemi ; or, dans le monde actuel, entre deux grandes puissances nucléaires, la capacité de destruction n’entraîne pas la capacité de désarmement. Il s’ensuit donc que si un État possède une telle capacité de deuxième frappe, théoriquement et dans l’abstrait, il devrait être protégé d’une agression nucléaire de l’ennemi potentiel.
Rendre crédible la menace
À partir de ces deux idées banales, on arrive à ce qui constitue le centre du débat à propos de la stratégie nucléaire, c’est-à-dire comment s’assurer que la menace que l’on brandit reste crédible. En effet, le caractère absolument inhumain de la menace nucléaire la rend simultanément peu plausible, et la difficulté majeure est de savoir comment on peut rendre plausible la menace d’utiliser ces armes, soit contre un État qui n’en possède pas, soit contre un État qui en possède.
La difficulté de rendre plausible la menace d’utiliser ces armes contre un État qui n’en possède pas est d’ordre moral. Physiquement et matériellement, un État nucléaire peut évidemment éliminer d’un seul coup l’État non nucléaire. Fort heureusement aucun État nucléaire ne l’a jamais fait, et aucun État nucléaire n’a même jamais menacé de le faire (en dépit des légendes, il n’y a jamais eu, dans la crise de Cuba, de menace nucléaire, ni explicite, ni implicite de la part des États-Unis ; il y a eu menace d’invasion de Cuba ou menace de destruction des rampes de lancement par l’aviation américaine utilisant des bombes classiques).
En ce qui concerne la plausibilité d’une menace contre un État nucléaire, la difficulté n’est pas d’ordre moral mais, si j’ose dire, d’ordre à la fois matériel et rationnel, car utiliser ces armes contre un État qui en possède aboutit logiquement à recevoir une punition plus ou moins égale à celle que l’on a infligée. En d’autres termes, qui prendra l’initiative de mettre à exécution cette menace, sachant que l’ennemi a des possibilités d’infliger des représailles au moins égales aux destructions qu’on lui aura infligées ? À partir de cette difficulté de la crédibilité, s’est développée aux États-Unis une immense littérature comptant des milliers de titres, dont quelques dizaines sont désormais classiques, sur la stratégie nucléaire des États-Unis ; au cours des quinze dernières années, une littérature proprement française s’est développée sur le même sujet.
Évolution de la conception américaine de la dissuasion
La première conception de l’usage de la dissuasion nucléaire a été celle des États-Unis, et en particulier de l’aviation américaine. À l’époque où les États-Unis étaient seuls à posséder des armes atomiques, ils avaient plus ou moins établi la doctrine suivante : une ligne de démarcation est fixée au moins en Europe ; si cette ligne de démarcation est franchie militairement par l’ennemi potentiel, la force de représailles (à cette époque composée essentiellement d’avions à long rayon d’action) se déclenchera d’un coup. Dans cette première phase, les Américains professaient donc une doctrine dite de représailles massives. Celle-ci a été en fait progressivement abandonnée par les États-Unis, abandon qui est même devenu officiel pour ce qui est de son application à l’Europe peu après l’arrivée à la Maison Blanche du Président Kennedy. C’est alors que s’est développée la doctrine de la Flexible Response, la « riposte graduée », qui est aujourd’hui, sous des formes de plus en plus sophistiquées, la doctrine américaine.
À partir de là, je voudrais dire en quelques mots ce qui me paraît aujourd’hui la voie américaine en vue de rétablir la crédibilité de la menace nucléaire, ensuite indiquer les idées essentielles de ce que j’appellerai la voie française, arriver enfin au problème-clé, de savoir comment s’insère la doctrine française, si toutefois il y en a une, dans la participation française à l’Alliance atlantique.
La voie américaine peut se résumer très grossièrement de la manière suivante.
Premièrement les armes atomiques ne sont plus aujourd’hui que des armes de suprême recours, armes de suprême recours en deux sens, d’une part parce qu’on ne peut pas les employer pour des raisons politiques et morales contre les États qui n’en possèdent pas, et d’autre part, parce qu’on ne peut pas non plus les employer autrement que dans une situation tragique, contre un État qui en possède.
Deuxièmement, la notion même de représailles massives est absurde. En effet, l’idée de lancer contre l’ennemi potentiel l’ensemble des moyens de destruction que l’on possède équivaudrait à attirer sur soi des destructions plus ou moins équivalentes à celles que l’on infligerait. Or, qu’il s’agisse des engins lancés par des sous-marins nucléaires ou qu’il s’agisse des engins enfouis dans des silos, la capacité de destruction de l’ensemble des moyens nucléaires aussi bien des États-Unis que de l’Union Soviétique représente un volume tel que les représailles massives d’un côté ou de l’autre équivaudraient en cette hypothèse à un suicide commun. Ni les États-Unis, ni l’Union Soviétique ne peuvent sans défier le bon sens évoquer la doctrine des représailles massives. La seule hypothèse théoriquement concevable serait celle d’un des deux États possédant une supériorité suffisante pour donner une plausibilité sinon à l’élimination de la totalité des moyens de représailles de l’autre, du moins à leur réduction à point tel que l’on pourrait envisager la capitulation de l’État frappé, du fait de l’inégalité considérable qui en résulterait entre les capacités respectives de destruction de l’un et de l’autre. Cette hypothèse d’une première frappe d’un des deux contre l’autre me paraît à coup sûr hautement improbable, elle figure malgré tout dans les spéculations des stratèges ou des politiciens.
Aux deux propositions qui précèdent, la voie américaine en ajoute une troisième qui en découle logiquement, à savoir que l’utilisation de ces armes à l’heure présente devrait logiquement prendre pour cible les forces de l’ennemi, sans que cette attaque contre celles-ci implique l’usage total des moyens nucléaires disponibles. Le raisonnement est à peu près le suivant : attaquer ou détruire une ville adverse, c’est attirer sur au moins une de ses propres villes des destructions comparables ; par conséquent, il est logique, si l’on veut détourner l’ennemi potentiel d’une agression ultérieure, de s’attaquer d’abord à telles ou telles des forces adverses. Cette troisième proposition a naturellement pour condition certains progrès techniques que les Américains affirment avoir accomplis et qui leur confèrent une précision du tir leur permettant de viser les silos, ou telle ou telle cible proprement militaire de leur choix.
La quatrième proposition de la doctrine américaine actuelle est que les États-Unis doivent posséder suffisamment de forces nucléaires pour être en mesure de répliquer à une attaque nucléaire de l’Union Soviétique quelle qu’elle soit en attaquant des cibles militaires et non pas les villes. En d’autres termes, l’étape ultérieure de la pensée américaine encore en vigueur a consisté à affirmer que même en deuxième frappe, c’est-à-dire après une attaque de l’adversaire, il faut encore s’efforcer d’épargner les villes, et par conséquent frapper des cibles militaires, pour éviter la dialectique de la destruction des cités qui est absurde aussi bien pour l’un que pour l’autre.
Il va de soi que cette doctrine américaine a deux fondements : d’une part, en raison de leur situation géopolitique, les États-Unis ayant peu de chance d’être attaqués directement, il s’agit donc pour eux de conflits qui, si importants soient-ils, ne mettent pas en question immédiatement leur propre territoire ; l’autre fondement réside dans la possession d’une force nucléaire considérable — il faut que non seulement les États-Unis soient capables de résister à une première frappe mais qu’à la suite d’une première frappe ils conservent une capacité de commandement et une capacité de riposte discriminée et précise, ce qui suppose effectivement des moyens nucléaires énormes.
La conception française
La pensée française appliquée aux forces nucléaires a nécessairement pris une direction différente. Tant que la force nucléaire de notre pays était constituée par les Mirage IV ou par des avions qui étaient relativement vulnérables, la tendance française a été inévitablement de reprendre la conception ancienne des représailles massives, car on voyait mal comment on pouvait utiliser autrement que d’un seul coup cette force qui n’était pas à l’abri d’une première frappe. D’autre part, quelques auteurs français, dont le plus connu est le général Gallois, ont formulé des idées qui subsistent encore dans toute la pensée française, au moins sous la plume des journalistes et dans la bouche des hommes politiques, sous une forme ou sous une autre, et dont je rappellerai ici les thèmes essentiels.
Il s’agit premièrement du pouvoir égalisateur de l’atome en vertu duquel les destructions que n’importe quelle arme atomique peut causer sont telles que les différences entre les grands et les petits tendent à s’atténuer sinon à disparaître. La deuxième idée est que les risques de la guerre nucléaire sont tels qu’aucun État n’acceptera de les courir sinon pour un intérêt vital, donc pour lui-même, et qu’en conséquence, comme on le lit souvent dans la littérature consacrée à ce sujet, les alliances tendent à disparaître et qu’aucun État ne peut plus en protéger un autre. La troisième idée, également classique, est qu’un État de dimension moyenne comme la France n’a pas besoin de posséder les moyens de causer des destructions aussi terribles qu’un État nucléaire de premier ordre ; en effet il y a une proportionnalité entre les enjeux et les risques que l’on accepte de courir, l’enjeu France, dit-on souvent de manière un peu simple, ne mérite pas la destruction de quelques villes soviétiques, nul besoin donc d’être capable de causer des destructions comparables à celles qu’infligeraient les États-Unis avec le total de leurs forces, il suffit de destructions proportionnées à l’enjeu que représente la France ; d’où résulte la quatrième idée majeure de la doctrine française et que résume un mot répandu un peu partout au point qu’il est entré dans notre vocabulaire et dans notre littérature : la « sanctuarisation ». On admet par là comme une vérité acquise que tout État qui a acquis un minimum de forces nucléaires transforme son propre territoire en sanctuaire, ce qui signifie qu’il est à l’abri d’une attaque, la capacité qu’il possède d’infliger des dommages étant telle qu’il ne serait pas logique ou rationnel de la part d’un agresseur éventuel de risquer une partie de ses villes pour un enjeu tel que celui que représente notre pays.
Contre les extrémistes de la « sanctuarisation »
J’ai rappelé ces idées, que l’on peut encore développer en y introduisant des subtilités et des sophistications diverses, parce qu’elles sont des idées classiques.
Je me bornerai à quelques remarques sur chacune d’elles. Chacune de ces idées comporte une part de vérité, aucune d’entre elles n’a la valeur d’une vérité définitivement acquise.
Il est vrai que l’énormité des destructions que causent les armes nucléaires tend à réduire les différences entre les grandes et les petites puissances nucléaires. Encore reste-t-il une différence considérable, c’est que les petites puissances nucléaires, jusqu’à présent, ne sont pas capables d’utiliser leurs forces autrement, semble-t-il, que contre les villes. La différence demeure donc substantielle, car si les petits ne peuvent menacer que d’attaquer les cités, cela signifie qu’ils mettent du même coup en danger leur propre vie.
La deuxième proposition concernant la « disparition des alliances » n’est pas acceptée par l’ensemble des Européens qui considèrent qu’en fait la présence de troupes américaines en Europe est un facteur de dissuasion, non pas qu’il soit démontré que les États-Unis riposteraient à une attaque au centre de l’Europe en utilisant leurs forces nucléaires, mais simplement parce que l’Union Soviétique ne peut pas être assurée qu’une telle réplique ne se produirait pas. En d’autres termes, la dissuasion ne consiste pas à créer la certitude d’une réplique mais à créer le risque d’une réplique ou l’incertitude. Or, si on demande à un Allemand ce qui lui paraît le plus probable d’une réplique américaine à une agression soviétique ou d’une réplique française, à n’en pas douter l’Allemand répondra que la réplique américaine est tout de même plus probable parce que les moyens dont disposent les États-Unis, bien qu’ils soient beaucoup plus loin du théâtre des opérations que la France, sont incomparablement supérieurs, et que les États-Unis ont la possibilité d’une réplique discriminée qui ne mettrait pas d’un seul coup en question l’ensemble de leurs ressources ou l’ensemble de leurs villes.
Troisièmement, la proportionnalité entre les enjeux et les risques est une formule utile pour analyser en quel cas il serait rationnel pour tel ou tel pays de prendre telle ou telle décision. Mais d’abord, ce calcul de rationalité est extrêmement difficile, nul ne sait ce que signifie l’enjeu France dans telle ou telle circonstance, nul ne sait comment calculerait l’agresseur éventuel, et on peut même ajouter que toute décision d’agression entre des pays industrialisés possesseurs d’armes nucléaires suppose un certain degré de passion ou d’irrationalité, ce qui signifie que ce calcul de la proportionnalité des enjeux et des risques ne présente pas de certitude, bien que ce soit un élément nécessaire de réflexion.
En ce qui concerne la sanctuarisation, j’en arrive à ce qui est le point crucial. Si l’on veut dire par là qu’un État qui possède des forces nucléaires ou, plus précisément encore, qui possède une capacité de deuxième frappe, possède une bonne chance de ne pas être l’objet d’une attaque nucléaire, la proposition est en effet plausible, vraisemblable, sinon démontrée. Ce qui fait difficulté, c’est la question suivante : l’État qui possède des armes nucléaires mais qui ne possède pas la capacité de défense territoriale par des armes conventionnelles est-il assuré de préserver l’intégrité de son territoire par la menace nucléaire ? Or, sur ce point, il me paraît légitime de dire que la question reste ouverte. J’ajouterai ceci : la théorie de la sanctuarisation se trouve exposée dans un grand nombre de textes mais jamais le gouvernement français ne l’a prise à son compte. Beaucoup d’auteurs civils et militaires plaident qu’avec une force de dissuasion comme celle que nous possédons aujourd’hui, qui est une force de deuxième frappe, nous sommes assurés de ne pas être attaqués, mais le gouvernement français lui-même n’a jamais pris à son compte de manière catégorique ce postulat ou cette affirmation qui ne peut être ni démontrée ni réfutée, ce qui est d’ailleurs le plus souvent le cas dans les spéculations stratégiques.
La raison pour laquelle il n’est pas possible de donner une réponse catégorique, c’est que d’abord l’expérience nous manque, et comme chacun sait, dans l’histoire militaire, les théories construites avant les événements ont été souvent démenties par ceux-ci. D’autre part, un État de deuxième ordre, de dimension moyenne, possédant une capacité de deuxième frappe, si cette capacité ne peut viser que les villes de l’ennemi, met en danger ses propres villes, et enfin si l’État possédant une force nucléaire réplique à une attaque par des armes conventionnelles en recourant aux armes nucléaires, cet État prend un risque énorme, et rien de tout cela ne se résout facilement.
La France peut-elle être neutre à l’ère nucléaire ?
Quelle a été la doctrine française à partir de la mise au point des armes nucléaires ? Dans la mesure où l’on accepte la thèse qu’aucun État ne peut en protéger un autre, selon les idées du général Gallois reprises sous une forme atténuée par le général Poirier et jusqu’à un certain point par le général Buis, et de façon assez courante dans la littérature militaire française ; à partir de cette théorie, la logique serait d’adopter une doctrine de neutralité ou de sortir de l’Alliance atlantique. En effet, puisque nous n’avons aucune ambition territoriale, que notre politique étrangère est fondamentalement défensive, puisque l’objectif visé c’est la protection du territoire national, si nos armes nucléaires nous assurent la certitude de cette intégrité, la conséquence apparemment logique du point de vue militaire serait une doctrine de neutralité renouvelée par les armes nucléaires. Un seul général français, à ma connaissance, est allé jusqu’au bout de cette logique : le général Ailleret, qui a formulé la doctrine de la dissuasion « tous azimuts », allant ainsi jusqu’au bout des conséquences que l’on peut tirer de certaines des théories françaises que nous venons de rappeler. La dissuasion « tous azimuts » signifiait que la France n’avait pas d’ennemi désigné et que sa politique extérieure devait être une neutralité armée.
Le principe même de la neutralité traditionnelle pour un État comme la Suède ou la Suisse est celui de la proportionnalité des enjeux et des coûts. La neutralité suisse implique de s’assurer une force de défense telle que le coût de l’invasion ou de la conquête l’emporte sur le bénéfice de cette conquête. Que serait la neutralité armée en période nucléaire ? Ce serait la même application du principe de proportionnalité entre l’enjeu et le coût, et la France serait protégée par la menace nucléaire dans toutes les directions. La différence entre la neutralité de style traditionnel de la Suède et de la Suisse et la neutralité nucléaire serait que dans un cas il y a proportionnalité entre le coût de l’opération et l’enjeu et que, dans l’autre cas, il y a proportionnalité entre le risque encouru et l’enjeu. Or, il en résulte une différence fondamentale : il est facile pour la Suède et pour la Suisse de dire et de montrer qu’elles ont une armée telle que si on les attaque, à coup sûr on l’emportera mais que le coût de cette victoire dépassera les bénéfices que l’on en tirera. Ce qui fait la difficulté de la neutralité par la menace nucléaire, c’est qu’il faut convaincre que l’on prendrait le risque de recourir aux armes nucléaires dans l’éventualité d’une agression menée avec des armes conventionnelles. Or, sans que je veuille trancher et donner à ce problème une réponse, je dirai simplement qu’il est plus difficile de rendre crédible la montée aux armes nucléaires par le petit contre le grand que de convaincre, dans le passé, disons les généraux allemands, que l’armée suisse se battrait. Les généraux allemands n’avaient jamais douté que s’ils essayaient de passer par la Suisse, il faudrait livrer bataille. Ce qu’exigerait la doctrine de neutralité par la menace nucléaire ce serait de rendre plausible, crédible, l’ascension aux extrêmes nucléaires par l’État le plus faible.
En dehors des difficultés intrinsèques et de la différence entre ce que j’appelle la proportion entre le coût et l’enjeu d’une part, et la proportion entre le risque et l’enjeu d’autre part, il y a une raison, d’ordre politique, qui résulte de ce que la France fait toujours partie de l’Alliance atlantique et qu’en tant que participant à celle-ci, elle a souscrit à un traité selon lequel une attaque contre l’un des membres de l’Alliance serait considérée comme une attaque contre tous. C’est bien là l’esprit du traité, même s’il ne prévoit pas les mesures que prendraient les États non directement attaqués dans l’éventualité où l’un de leurs alliés le serait. Or, dans la mesure où nous prenons au sérieux nos engagements souscrits en signant l’Alliance atlantique, il est difficile de formuler une doctrine militaire reposant sur une quasi-neutralité ou tout au moins sur la limitation de l’intervention au seul cas où le territoire français lui-même serait attaqué.
Le débat politique à propos de la bataille de l’avant
Il ne faut pas se dissimuler qu’en dépit de la multiplicité des spéculations que l’on peut trouver dans la littérature militaire concernant les théories stratégiques françaises, il n’y a pas de doctrine précise affirmée parce que personne n’est en mesure de dire comment se combinent les idées couramment répandues selon lesquelles, à l’âge nucléaire, un État se défend seul et ne peut pas être protégé par un autre avec le maintien à l’intérieur de l’Alliance atlantique. Dans les journaux et même dans les revues militaires, cette question est généralement passée sous silence parce que c’est la plus difficile, parce que la réponse qui y est donnée par les gouvernements reste secrète et qu’elle suppose la divulgation de certains ordres donnés aux forces de manœuvre françaises qui se trouvent en Allemagne, mais aussi parce que les discussions stratégiques françaises d’aujourd’hui, en dehors de ce qui touche à la réflexion militaire proprement dite, font inévitablement apparaître d’une part un caractère de conflit entre les différentes armes pour la répartition des crédits — phénomène qui n’est pas particulier à notre pays — et d’autre part un caractère plus ou moins politique. Il est clair que, selon que l’on donne plus ou moins de crédit aux armes nucléaires ou aux armements classiques, il en résulte des tensions entre les responsables des différentes armes, et ceux-ci sont alors tentés de justifier leur demande d’une certaine répartition des crédits par des arguments stratégiques. Mais il y a un deuxième aspect de la discussion sur la stratégie française -, aujourd’hui, l’accent mis sur l’arme atomique est devenu pour ainsi dire un brevet de gaullisme ou de non-atlantisme, et toute suggestion d’un renforcement des armes classiques passe pour trahir quelque désir de réintégrer l’OTAN. Vous savez à quel point les indications, fort prudentes d’ailleurs, données ici à l’École Militaire par le nouveau Président de la République, ont suscité dans les milieux politiques un début de tempête. Il est frappant, par exemple, que dans l’opposition, les moins favorables à l’Alliance atlantique se soient aujourd’hui convertis à l’arme nucléaire — qu’ils avaient combattue il y a une quinzaine d’années — lorsqu’ils ont découvert que fonder l’ensemble de la politique française de défense sur l’arme atomique était une manière de lui donner un caractère strictement national et de la lier le moins possible à l’ensemble atlantique. Ainsi le parti socialiste est-il aujourd’hui largement converti à l’arme nucléaire et à la stratégie nucléaire, et le parti communiste lui-même, après avoir plaisanté la « bombinette » française et s’être déchaîné contre l’armement nucléaire, est en train de découvrir que politiquement la manière la plus subtile de relâcher les liens entre la France et l’ensemble atlantique consiste à mettre l’accent sur les armes nucléaires.
Problème de l’autonomie de la défense française et de la participation à l’Alliance atlantique
J’en viens à la dernière partie de mon exposé en m’interrogeant sur les problèmes qui se posent pour une France qui, tout à la fois, met l’accent avant tout sur l’arme nucléaire et appartient à l’Alliance atlantique. Il y a fondamentalement, me semble-t-il, deux questions. Primo, en quelles circonstances, et selon quelle méthode envisage-t-on la participation du corps de bataille français à des hostilités se déroulant sur le front central ? Secundo, comment peut-on concevoir une participation éventuelle de la France à la stratégie de dissuasion atlantique, c’est-à-dire à la dissuasion destinée à éviter que des hostilités ne se déclenchent ?
Une remarque de bon sens s’impose d’abord : ce qui fait la difficulté de ces questions, c’est que les différents scénarios qui s’y rapportent sont tous relativement peu plausibles. Pour réfléchir sur cette question, indiquons-en quelques-uns.
On peut imaginer une tentative soviétique de prise de gages limitée disons vers le Nord aux frontières de la Norvège. Dans cette hypothèse, la probabilité est que, quelles que soient les répliques de l’Alliance atlantique prise dans son ensemble, elles n’impliquent pas pour l’essentiel la France. Le deuxième scénario concevable est celui d’une tentative de prise de gages limitée sur le front central, par exemple la prise de Hambourg — c’est celle dont on parle volontiers dans la littérature stratégique — et enfin le troisième scénario est celui de l’attaque massive avec des forces classiques, sur le front central. Pour ma part, je tiens cette hypothèse pour improbable. Dans la structure actuelle de la politique mondiale, étant donné le style habituel de la politique soviétique, ce scénario n’est pas très plausible. Mais si l’on veut réfléchir sur les problèmes stratégiques qui se posent à la France, il faut bien supposer des hostilités quelque part en Europe. Dans le cas d’une attaque massive soviétique sur le front central, la question majeure pour un gouvernement français est de savoir quelle est la participation à envisager pour des forces classiques françaises à des hostilités de cette sorte. Les forces françaises en Allemagne auraient-elles pour fonction unique de se replier vers les frontières de la France ? La défense de la France aux frontières, à la fois par des forces classiques et par la menace nucléaire serait-elle l’essentiel de la politique française ? Je pourrais multiplier les questions, toutes tournent autour de celle-ci : quelle est la chance, dans l’hypothèse d’une bataille de grand style sur le front central, que la France reste en dehors des hostilités ?
Supposons que l’Union Soviétique — ce qui encore une fois est peu probable — prenne le risque d’une attaque de cette sorte : la France ferait-elle peser sur Moscou la menace des forces nucléaires ? Quelle serait l’attitude du gouvernement soviétique à l’égard du gouvernement français ?
À ces multiples questions je ne ferai qu’une seule réponse : si l’on suppose l’Union Soviétique résolue à prendre le risque immense d’une attaque massive sur le front central, il me paraît difficile que les forces soviétiques s’arrêtent aux frontières de la France, et à supposer même que les forces soviétiques s’arrêtent aux frontières de la France, une Europe sovietisée jusqu’aux frontières de la France serait sovietisée ensuite jusqu’à l’Atlantique.
La deuxième question que j’avais posée est celle de la participation française à la dissuasion par la menace nucléaire. Les auteurs français (je songe à un auteur que j’ai lu avec un intérêt particulier, le général Hautefeuille (1)), envisagent une participation française à une dissuasion par la menace du feu nucléaire. À l’heure actuelle, deux éventualités se présentent à l’esprit.
La première éventualité concerne celle de l’emploi de nos armes nucléaires tactiques. Nous avons aujourd’hui doté les forces terrestres de l’ANT, ce qui, de toute évidence, a suscité des difficultés avec nos partenaires atlantiques. En effet, si l’on suppose que les rampes Pluton restent aux frontières de la France, et compte tenu de la portée de ces vecteurs, c’est le territoire allemand qui serait frappé par les armes nucléaires tactiques françaises. Il a donc fallu, de manière plus ou moins secrète, me semble-t-il, donner à nos alliés la certitude que telle n’était pas la doctrine française d’emploi des armes atomiques tactiques, et ouvertement et officiellement, le ministre français des Affaires étrangères — c’était alors M. Sauvagnargues — a dit que les Pluton seraient stationnés en France, mais que dans l’éventualité d’une crise, ils pourraient être portés aux limites du front central. Je n’entre pas dans les différentes modalités qu’on peut envisager. Je veux une fois de plus mettre en lumière la difficulté de combiner une conception strictement française de défense nationale avec la participation à l’Alliance.
Une deuxième éventualité que l’on peut concevoir ou une deuxième question qui peut se poser — le général Hautefeuille l’envisage dans ses dernières études — a trait à la possibilité que la France s’est donnée en sortant du commandement intégré de l’OTAN de garder les mains libres, de gérer la crise autrement que les États-Unis ne le souhaiteraient. L’hypothèse qui paraît centrale dans la pensée du général Hautefeuille est que les États-Unis, en raison même de leur éloignement du champ de bataille, auraient tendance à retarder le plus possible l’ascension au niveau nucléaire et que les Européens sur le territoire desquels se dérouleraient les hostilités auraient intérêt à menacer le plus tôt possible de monter au niveau nucléaire pour arrêter les opérations classiques. Le raisonnement me paraît acceptable. Il est vrai d’ailleurs que cette idée qui inspire les dernières études françaises que j’ai lues sur ces problèmes retrouvent un grand nombre de notions qui sont classiques dans la littérature américaine, par exemple celle des coups de semonce, ou encore l’utilisation d’une arme atomique tactique en tant que message destiné à témoigner de la résolution du pays et de sa capacité à monter, s’il le faut, au niveau nucléaire. Il ne reste qu’une seule différence, à mon sens, entre la littérature française et la littérature américaine, différence frappante et qui tient à l’état respectif des forces nucléaires des deux pays, c’est que les Américains mettent l’accent sur un des barreaux de l’échelle qui ne figure pas dans l’échelle de l’ascension française. Le barreau qui aujourd’hui revêt aux yeux des Américains la signification la plus importante, c’est bien le barreau nucléaire mais avec attaque discriminée de cibles militaires.
Ce qui fait à mon sens la faiblesse relative des doctrines françaises non officielles répandues ici et là, c’est qu’en l’état actuel de notre force, nous sommes obligés dans nos scénarios de supposer que nous prenons, nous Français, l’initiative du recours aux bombardements des villes adverses, ou encore que nous menaçons d’être les premiers à les frapper. Je ne dis pas que cette menace soit totalement dépourvue de crédibilité — en matière psychologique nul ne peut être assuré de rien — mais je dis qu’il subsiste dans les différents scénarios français une difficulté qui est celle-ci : on suppose que le petit dans ce conflit, dans cette crise, qui ressemble quelque peu à ce que les Américains appellent le « jeu du poulet », on suppose que le petit a les meilleurs nerfs et qu’il arrive à convaincre le grand que c’est lui qui commencera à frapper les villes adverses. Je ne dis pas que cette menace soit totalement incrédible, mais véritablement, pour la rendre crédible, il faut supposer chez le Président de la République du petit des nerfs d’acier et une volonté de fer, car dans ce jeu, mortel malgré tout, en dépit du pouvoir égalisateur de l’atome, il y a d’un côté le petit qui risque presque toute son existence et de l’autre le grand qui risque quelque chose mais non pas tout. Or, sans vouloir faire preuve de mauvais esprit, je persiste à croire que l’atome n’a pas encore totalement effacé la différence entre la partie et le tout. ♦
(1) La thèse élaborée par le général Hautefeuille lorsqu’il faisait partie des cadres du Centre des hautes études militaires (CHEM) n’a pas été publiée