La conscience juive face à la guerre
Depuis le meurtre d’Abel, la conscience juive est, comme toute conscience humaine, confrontée à la violence. Depuis les déportations d’Égypte et de Babylone jusqu’aux pogroms et aux camps d’extermination, la violence subie fait partie de l’histoire juive. Et aussi, depuis Saül, David et Macchabée, la violence donnée. Depuis mai 1948, enfin, il existe un État d’Israël qui, à quatre reprises, a décidé ou accepté de faire la guerre.
Comment alors s’étonner que le XVIe Colloque d’intellectuels juifs de langue française ait choisi pour thème « la conscience juive face à la guerre » ? Comment les grandes crises et les périls majeurs du peuple juif pourraient-ils laisser indifférents ceux dont la vocation ou le métier est de réfléchir sur le destin de leur propre communauté ? De la philosophie à l’histoire, de la psychanalyse à la littérature, des orateurs de diverses disciplines ont contribué à préciser ce que pouvait représenter la guerre pour un Juif : violation de la loi morale par refus de l’autre, conséquence de l’injustice et éventuellement réaction contre elle, moyen de participer au destin des nations, source d’inspiration littéraire ou artistique, ciment d’une solidarité nouvelle pour le peuple d’Israël – toutes ces caractéristiques, bonnes ou mauvaises, favorables ou non, ont été successivement rappelées.
La morale juive, qui fait de la guerre un mal en soi, mais la justifie pourtant dans certains cas et peut même à l’occasion en faire une exigence absolue, mérite d’être connue, ne serait-ce que par tout ce qui la rapproche de la morale chrétienne. Et aussi parce que qui l’en distingue : par exemple la théorie de la guerre préventive (1967), simplement permise et qui, comme le rappelle Elie Wiesel, n’est imposée à personne. Le lâche aussi bien que le jeune époux peuvent s’en dispenser.
Plus haute est la méditation issue de la leçon talmudique d’Emmanuel Levinas. Mode typiquement judaïque d’enseignement religieux, elle sera une découverte passionnante pour tout lecteur non juif par tout ce qu’elle lui révélera de la spiritualité israélite : respect et amour immenses pour le texte sacré, mais aussi goût pour le commentaire, l’image, l’allusion bien plus que pour le raisonnement, le concept ou les catégories. « Idées, opinions, ont toujours été quelque chose de vague parmi nous, dit plus loin Abraham Yehoshua ; chaque interprétation appelait son contraire, chaque commentaire un autre commentaire ». De là d’ailleurs l’incompréhension funeste, mais pas forcément absurde, que des esprits plus « occidentaux » ont trop souvent manifestée envers la pensée juive.
Le Juif face à la guerre, c’est aussi un individu. Victime désignée de la violence, mais capable le cas échéant d’en tirer un profit matériel, tel apparaît dans l’exposé d’Annie Kriegel, l’israélite d’avant la Révolution. À partir de celle-ci par contre, ce Juif, ayant acquis le même statut que ses compatriotes, partagera de plus en plus le sort de la nation où il vit. À ce titre la guerre, le métier militaire, la fraternité d’armes et le patriotisme qui en découle seront de bons moyens d’intégration nationale. Exemple contraire : l’antisémitisme des Juifs russes sera le signe de tout ce qui, depuis longtemps et aujourd’hui encore, empêche ce peuple de vivre aisément au sein de cette nation.
À notre époque enfin, la guerre faite et subie par Israël est-elle typiquement juive ? Ce jeune soldat enterré, cette mère en larmes évoqués par l’écrivain Claude Vigée, auraient pu être arabes, ou asiatiques. Une liturgie interrompue par le cri des sirènes, cela aurait pu se passer dans une église ou dans un temple. En réalité c’est à l’échelle de la nation elle-même que l’on retrouve la particularité du destin d’Israël : État ressentant très fortement son isolement international, aussi bien au Proche-Orient qu’à l’ONU, et pourtant soutenu dans de nombreux pays par la sympathie de la diaspora. Puissance ainsi renforcée, mais aussi rendue plus vulnérable car privée de la présence de nombreux citoyens potentiels. Nation, surtout, peuple qui plus que tout autre (et même si l’histoire a pu connaître des cas similaires) sait qu’il lui faudra toujours vaincre ou périr. C’est sans doute cela qui fit écrire au poète Nelly Sachs :
« Peuples de la terre, ne détruisez pas l’univers des mots. »
« Ne dépecez pas avec les couteaux de la haine le son qui fut créé en même temps que le souffle ! »
« Peuples de la terre, oh ! Que nul n’entende mon lorsqu’il dit vie, ni sang lorsqu’il dit berceau ! » ♦