La gauche en France depuis 1900
Cet ouvrage est la réédition mise à jour par Michel Winock d’un cours professé à l’Institut d’études politiques pendant l’année universitaire 1967-1968. Livre posthume, d’un des meilleurs historiens des idées politiques des XIXe et XXe siècles, il est préfacé par René Rémond, l’historien de La droite en France depuis 1815. Il en constitue ainsi le complément et le symétrique. Sa méthode est analogue. Il procède par coupes chronologiques en 1900, dans les années 30, de 1940 à 1968. Ce parti est justifié par la thèse de l’auteur. De même que pour René Rémond, il n’y a pas une mais trois droites, pour Jean Touchard, il n’y a pas une mais des gauches. Mais ces gauches ne sont pas, comme pour René Rémond, des courants constants qu’on retrouve d’une époque à l’autre. Jean Touchard distingue trois courants de gauche en 1900 : le radicalisme, le socialisme et le syndicalisme révolutionnaire.
Dans les années trente, ces trois tendances ont changé : ce sont alors le radicalisme, le socialisme et le communisme. Le syndicalisme révolutionnaire est réduit à l’état de groupuscule. En outre, des différenciations internes à ces courants se font jour :
– à l’intérieur du radicalisme, entre ceux qui « ont le cœur à gauche » (« les jeunes turcs », Pierre Cot, Jean Zay) et ceux qui ont plutôt le « portefeuille à droite », selon la plaisanterie de l’époque (Herriot. Daladier. Caillaux).
– à l’intérieur du socialisme, entre le courant guesdiste, le socialisme humaniste de Léon Blum, les néo-socialistes (M. Déa, Marquet) tentés par le planisme et l’alliance avec les classes moyennes, et enfin différents courants gauchistes,
– à l’intérieur du communisme même, des querelles opposent les « bolchevistes » animés d’un messianisme révolutionnaire, les « staliniens » prônant une stricte discipline et excluant leurs adversaires, les intellectuels humanistes attirés par l’antifascisme mais désorientés par certains changements stratégiques de l’immédiat avant-guerre.
La dernière période de 1940 à nos jours voit une nouvelle différenciation des courants de gauche. La guerre, la naissance du gaullisme, et la guerre froide sont en effet de nouveaux facteurs de reclassement qui brisent les tentatives d’unité de la Résistance et de la Libération. Le radicalisme, achevant son itinéraire, passe dans le camp modéré. Le socialisme connaît plusieurs scissions et subit la concurrence du mendésisme et d’une « nouvelle gauche » indépendante et intellectuelle, au moment de la guerre d’Algérie. Enfin le communisme, isolé pendant la période stalinienne, doit faire face, notamment en mai-juin 1968, à un courant gauchiste, lui-même très divers : PSU, maoïstes, trotskystes, anarchistes.
Pourquoi, dans ces conditions, avoir appelé le livre « La gauche en France depuis 1900 ? ». Si la passion de l’auteur, en bon historien des idées, est de distinguer (avec parfois le risque de trop nuancer : pour l’électeur ou le militant de l’époque les débats ou querelles de théories sont sans doute moins importants que certains réflexes socioculturels simples, par exemple au début du siècle l’anticléricalisme, ou en 1936 « le pain, la paix, la liberté »), il tente aussi de comprendre et de montrer certaines continuités par-delà les barrières. On peut citer la référence aux Lumières du XVIIIe siècle, la référence à 1789 et à 1793, le souvenir de la Commune, de l’Affaire Dreyfus, et aujourd’hui celui de 1936 et de la Libération. Ces mythes et ces oppositions (« les petits » contre « les gros ». la lutte « contre la réaction ») fondent la possibilité d’une union de la gauche au moment de l’Affaire Dreyfus, en 1936, en 1944-1946, depuis 1972, sans pour autant faire disparaître certaines divergences de fond.
Au total le livre se lit avec beaucoup d’agrément, l’auteur démêle avec beaucoup de clarté l’écheveau des courants, saisit avec finesse les personnalités (par exemple celle de Léon Blum) et introduit en outre des témoignages personnels qui donnent au livre un ton vécu. Comme souvent, l’histoire passée (jusqu’à la Libération) est plus fouillée que l’histoire présente du fait de la documentation. On regrettera en outre que le phénomène syndical soit pour ainsi dire passé sous silence. On aurait aimé, à l’instar de ce que fait l’auteur pour les années trente, une mise en rapport entre les changements des partis de gauche et les transformations de la France depuis la guerre, comme le tente trop brièvement Michel Winock dans son complément. Mis à part ces réserves, cette étude restera sans doute longtemps un ouvrage de référence sur le sujet. ♦