Les misérables dans l’Occident médiéval
L’effort des historiens actuels en vue d’une meilleure connaissance des sociétés se traduit par une attention toujours plus vive portée aux figurants du drame social, à la masse de la population. C’est ainsi que les paysans, les villageois, ont fait l’objet d’études dont certaines sont célèbres. Le livre que nous propose maintenant M. Jean-Louis Goglin, chargé de cours à Paris-IV, va dans le même sens, et peut-être même plus loin dans la mesure où, en examinant le Moyen-Âge sous l’angle de la pauvreté, c’est bien l’envers du décor qu’il regarde, y compris dans ce qu’il peut avoir de plus affligeant. L’envers du décor, c’est-à-dire tout ce qui peut le mieux faire disparaître les images simplistes qui, dans un sens ou dans un autre, encombrent nos esprits et faussent nos idées lorsque nous pensons à cette époque.
Et justement, le premier objet et la première vertu de cette étude sont de briser une certaine vue monolithique que d’aucuns pourraient encore garder de ces dix siècles d’histoire européenne. En effet, si on la considère pendant la période du Ve au Xe siècles, ou durant les trois siècles suivants, ou encore pendant les deux derniers, la pauvreté a suivi l’évolution sociale et a changé dans ses causes, dans ses formes, dans son importance et dans les réactions qu’elle a suscitées.
La première période est celle de la reconstruction des structures sociales, après les invasions barbares et la fin du monde antique. Dans un monde inorganisé, dangereux, les hommes échangent entre eux fidélité contre protection. La féodalité naît. La pauvreté est surtout un sous-produit de l’insécurité, du manque d’ordre public. Face à elle, la seule institution capable de porter remède à ses effets est l’Église. Les vies de saints, qui montrent bien l’idée que les Chrétiens d’alors se faisaient des meilleurs d’entre eux, sont remplies d’actes de charité individuelle : il suffit de citer le manteau de Saint Martin…
À l’époque suivante, la pauvreté est plutôt d’origine économique. La technologie agricole n’évolue pas, et la productivité reste faible. Cependant, du XIe au XIIIe siècle, la vraie misère régresse. Les plus pauvres, dont le nombre diminue, sont généralement considérés avec respect. C’est à cette époque que se développe, notamment avec Saint François d’Assise, toute une théologie de « Dame Pauvreté », toute une doctrine que les ordres mendiants nouvellement créés vont diffuser. Mais ce sont les deux derniers siècles du Moyen-Âge qui en seront la période la plus tourmentée et la plus difficile, son « temps de fer ». Les crises agricoles, les guerres (telle la Guerre de Cent ans), les famines, les épidémies déciment la population. La fameuse Peste Noire de 1348 atteint dans certaines villes jusqu’à la moitié ou même les deux tiers de la population. Jean-Louis Goglin cite à ce propos un long et remarquable témoignage d’époque qui montre bien comment ce drame fut alors vécu et ressenti.
En multipliant le nombre des pauvres, ces phénomènes naturels engendrent d’autres effets, encore plus détestables : la haine se développe entre les hommes. Des lépreux, des juifs sont rendus responsables des épidémies, et massacrés. Les malades, les pauvres, sont chassés des villes. Les vagabonds se regroupent en bandes, qui tombent dans le brigandage. Pour les riches, les miséreux ne sont plus l’image du Christ sur la terre, ni même une occasion de faire son salut par l’aumône : ce sont des dangers sociaux. Le renouveau des millénarismes, des hérésies, et la multiplication des révoltes conduisent à des répressions très dures.
Face à la misère, quelle est l’attitude du Moyen-Âge ? Certes, les efforts, l’imagination, le dévouement ne seront jamais épargnés pour venir en aide aux personnes. Mais jamais il n’est question de guérir un mal social, d’extirper la pauvreté. En assurant des distributions de vivres, ou en finançant les hôpitaux, les riches payent leur dette non aux autres hommes, mais à Dieu. Deux paroles du Christ résument et justifient cette attitude : « Ce que vous avez fait au plus petit de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » et « Vous aurez toujours des pauvres parmi vous ».
Si l’on peut connaître l’idée que la société se fait des pauvres, l’inverse est beaucoup plus obscur. Certes les chapitres sur les pèlerinages ou la sorcellerie indiquent bien que les hommes de ce temps ont cherché dans le surnaturel la fin de leurs malheurs. Et, au contraire, les émeutes de la dernière période annoncent le changement de mentalité par lequel, à partir de la Renaissance, l’homme voudra prendre lui-même en main la totalité de son destin. Mais comment savoir avec précision ce que les misérables pensent de leur situation, quelle est la part de la résignation dans leur mentalité, quelles sont leurs « idées politiques », quelle est leur foi ? Comment voir ces gens non plus en objets mais en sujets de l’histoire ?
Outre son plus grand mérite, qui reste de s’être penché sur ceux auxquels (en tout temps) on pense le moins souvent possible. Jean-Louis Goglin nous aura permis, par les questions que suscite son ouvrage, de souhaiter de nouveaux travaux dans ce secteur trop méconnu de la recherche historique. ♦