US War Aims
Parmi les livres qui commencent, malheureusement en nombre encore insuffisant, à nous parvenir d’au delà de l’Atlantique, ceux de M. Walter Lippmann méritent une attention particulière.
L’auteur est, en effet, non seulement un journaliste fort influent aux États-Unis, mais il compte également parmi les penseurs politiques qui, selon l’expression américaine, « font l’opinion de la grande démocratie ». Sa formation est, en effet, aussi bien philosophique que politique. Après avoir publié, en 1913, un premier ouvrage : La préface de la politique, il se signala par une traduction du grand psychologue Freud, puis il devient codirecteur de la revue New Republic ; il assista ensuite comme expert à la conférence de la paix, devint collaborateur du World et de l’Herald Tribune.
M. Walter Lippmann s’est toujours distingué par la probité de sa pensée et la netteté de son expression. Une des idées qui lui est particulièrement chère est que ses compatriotes se sont, la plupart du temps, révélés incapables, jusqu’ici, de se créer une « politique nationale », ce qui nous laisse, dit-il, « dangereusement exposés à un conflit mortel à l’intérieur, et à des périls insurmontables à l’extérieur ». C’est à l’absence de véritables politiques étrangères américaines, que Lippmann attribue la faute capitale, qui aboutit, par exemple, à l’abandon des Mariannes et des Carolines à l’Espagne, puis à l’Allemagne, îles ensuite saisies par le Japon, qui devait lancer de là l’offensive, historique et décisive, contre Pearl Harbour.
De même, les États-Unis consentirent, en 1922, à réduire dangereusement leurs forces navales, à abandonner au Japon la prépondérance maritime dans le Pacifique occidental. Une imprudence plus monstrueuse encore fut commise en juillet 1939, quand la majorité du Sénat abrogea le traité de commerce avec le Japon, mais, en même temps, refusa de lever l’embargo qui empêchait la France et l’Angleterre d’acheter des armes contre l’Allemagne, alliée du Japon. Ce n’est qu’après la chute de la France, lorsque l’Angleterre se vit menacée d’invasion, que les États-Unis, sous la conduite clairvoyante du grand Roosevelt, se mirent, enfin, en mouvement.
Une des théories favorites de l’auteur est que l’isolationniste américain est devenu, progressivement et rapidement, « une attitude dangereuse et impossible ». Les limites stratégiques des États-Unis ne s’étendent pas, comme jadis, à trois mille en mer le long des côtes ; elles franchissent les deux océans et s’avancent jusqu’aux pays d’où peuvent être déclenchées contre eux de mortelles offensives maritimes et aériennes.
Une autre vue de Lippmann est que les principaux États militaires, qui doivent dominer le monde, forment un véritable système dans lequel ils doivent être, tous, en paix ou, tous, en guerre ; plus une seule grande puissance ne peut rester indifférente à une autre. Cependant, Lippmann ne se fait pas d’illusions sur les répartitions mêmes des forces universelles. Si la zone des intérêts américains s’étend sur près de 40 % de la surface continentale de la Terre, elle ne contient guère que 25 % de la population du Globe, alors que l’ancien continent possède 75 % de l’Humanité, sur 60 % de la surface universelle. La force militaire potentielle de l’ancien continent est infiniment supérieure à celle du nouveau. La position du nouveau monde est, en outre, très vulnérable. Les Américains ont à défendre les deux tiers de la surface du Globe, en partant d’une base continentale en Amérique du Nord. « Nous sommes une île », écrit Walter Lippmann ; les États-Unis doivent donc avoir une politique extérieure fondée sur des alliances sûres dans l’ancien continent, car ils ne pourront point rester constamment au niveau militaire qu’ils ont atteint par la faveur de la guerre actuelle. Quand les Alliés auront détruit la puissance militaire de l’Allemagne et du Japon, trois grands États subsisteront dans le monde : Grande-Bretagne, Russie, États-Unis. Pour l’auteur, la Chine n’est encore, en effet, qu’une grande nation militaire en puissance ; quant à la France, il n’y a pas assez, assure-t-il, de Français pour faire d’elle une des grandes puissances du monde moderne.
La question essentielle est donc, selon Lippmann, pour les États-Unis, de rester en paix et de contracter alliance avec le Commonwealth britannique et l’Union soviétique. Le premier est, en effet, relié aux États-Unis, par la situation même de ses dominions, le Canada, d’une manière indissoluble. En dépit de certains conflits d’intérêts commerciaux sur maints points, les intérêts vitaux des peuples britannique et américain sont identiques. Quant à la question des relations russo-américaines, Walter Lippmann l’aborde avec une absence de préjugés totale. Il tient pour assuré que l’idéologie politique a peu d’importance, que, seul, l’intérêt national doit décider. Si, dans le passé, l’antagonisme politique des deux grands États a rendu, parfois, difficile un rapprochement diplomatique, Lippmann prétend qu’en fait, Russie et États-Unis se sont toujours prêtés appui aux moments critiques de leur histoire. Il ne faut pas, du reste, oublier ce fait, c’est qu’après la chute de la puissance allemande et japonaise, la Russie sera la plus grande nation agissant à l’arrière des nations amies, indispensables aux États-Unis, et, en fait, leur voisin le plus proche. Aussi l’auteur ne recule-t-il pas devant de substantielles concessions à la grande nation slave. Il admet que, lorsque la guerre finira, la Russie aura presque certainement une prépondérance militaire telle, en Europe centrale et orientale, qu’elle ne permettra pas à des gouvernements d’organiser, de Londres et Washington, des États anti-russes sur ses confins.
Dans le Pacifique, États-Unis et Russie, qui entretiennent, déjà, des relations de proche voisinage, seront encore rapprochés après la défaite du Japon par la navigation aérienne. L’association actuelle des États-Unis avec la Grande-Bretagne, la Russie et la Chine, doit, selon l’auteur américain, constituer le fondement de leurs relations avec tous les autres États du monde. Le livre que Lippmann vient de publier, à la suite de beaucoup d’autres, sur les buts de guerre de son pays, n’est qu’une confirmation de ses théories antérieures. « Petit livre sur un grand sujet », écrit-il, lui-même. Le peuple américain se trouve placé en face d’une tâche telle qu’il n’en a jamais eu à accomplir. La question est de savoir si, comme jadis, au temps où les fondateurs et les pionniers du nouveau monde croyaient en cette destinée, la nation américaine peut être égale à son destin et à son idéal. L’Atlantique est devenu aujourd’hui pour les Américains la Méditerranée de cette culture et de cette foi. Ce destin ne pourra, d’ailleurs, se réaliser que lorsque l’Europe aura assuré sa sécurité contre la domination germanique, grâce à la constitution de ce que Lippmann appelle la communauté Atlantique. Si, écrit-il à la fin de son suggestif chapitre sur les règlements de la question allemande, l’opinion soviétique est destinée à arrêter l’Allemagne par l’Est, le système militaire des États européens centraux et orientaux doit être coordonné, non point, désormais, avec l’Allemagne, mais avec la Russie. Cet aperçu, trop bref, montre devant quelles solutions originales, voire audacieuses, ne recule pas le grand journaliste politique américain.