La civilisation de puissance
La civilisation de puissance, c’est-à-dire notre civilisation industrielle moderne, issue de la révolution intellectuelle et économique – aussi bien que politique – du XVIIIe siècle, est le dernier en date des thèmes auxquels s’est attachée l’inlassable curiosité d’esprit de Bertrand de Jouvenel.
On ne saurait demander à un ouvrage qui ne dépasse guère deux cents pages de faire le bilan complet de deux siècles de développement économique occidental. Il s’agit en réalité d’une réflexion fondamentale, dépassant largement le niveau de la simple synthèse historique, s’abstenant volontairement de toute construction théorique qui se voudrait définitive, et orientée en priorité vers la recherche de nouveaux critères pour un jugement sur la croissance. Qu’est devenu l’Occident ? Comment et pourquoi en est-il arrivé là ? À quoi devrait-il porter son attention dans l’avenir ? (mais sans « que va-t-il se passer ? » : le fondateur de « Futuribles » ne se veut pas ici futurologue), telles sont les questions que pose « la civilisation de puissance ».
Quand tout cela a-t-il commencé ? Peut-être en 1776, lorsque le capitalisme s’est donné à la fois les institutions politiques libérales – américaines en l’occurrence – qui lui étaient nécessaires. De ce capitalisme libéral, Adam Smith fut le premier théoricien. Mais surtout en 1774 lorsque furent mises en fabrication pour la première fois les machines de Watt. Et ce que l’auteur met en réalité à l’origine de la révolution industrielle, c’est bien la mutation énergétique qui s’est traduite par la possibilité de créer de l’énergie à partir du charbon et de la concentrer en très grandes quantités dans des lieux où pourraient être rassemblées une multitude de machines. Le reste suit de lui-même : la concentration urbaine, la division du travail (refusée par Jean-Jacques Rousseau mais prônée avec plus de succès par Adam Smith), la baisse du coût des transports, la production et la consommation de masse.
Une telle évolution ne peut laisser indifférent aucun observateur. Rappeler que Marx admirait le capitalisme et qu’il était à cet égard bien plus proche d’Adam Smith que de Rousseau n’est pas un paradoxe : pour lui, le capitalisme a l’inestimable mérite historique d’avoir supplanté le féodalisme, en économie comme en politique. Même oppresseur, ce système doit être défendu contre ses adversaires « sentimentaux » qui prêchent l’arrêt du développement de l’espèce au nom du bien-être de l’individu, en oubliant que la production peut être voulue pour elle-même puisqu’elle est développement de toutes les forces productives humaines, donc de toute la richesse de la nature humaine. Et Marx de conclure, en termes darwiniens : « Dans le règne animal comme dans le règne végétal, les avantages de l’espèce triomphent toujours au détriment de ceux des individus ». Car tel est bien, en définitive, le but de la civilisation de puissance.
Et c’est là, nous dit Bertrand de Jouvenel, qu’il faut réfléchir et nous demander si nous n’aurions pas, avant de partir ainsi à l’aventure, oublié quelque chose…
Le premier grain de sable mis par l’auteur dans la machine, c’est la simple traduction en termes physiques de données ordinairement exprimées en termes financiers. Il est en effet possible d’imaginer une croissance indéfinie à taux constant – ce qui veut dire en fait, on l’oublie trop, une croissance uniformément accélérée : un chiffre abstrait n’a pas de maximum. Mais comment se représenter sans frémir le doublement ou le triplement de la superficie de nos villes, du nombre de nos voitures… ou de la pollution de nos usines ? La vision monétaire des choses est en réalité insuffisante car elle ne peut intégrer des données aussi importantes que les conditions de vie et de travail ou les rapports avec la nature. Lorsqu’un arbre ou une église ancienne sont abattus, une partie du patrimoine de la collectivité humaine disparaît, mais le PNB s’accroît de la rémunération des démolisseurs : faut-il y voir la preuve par l’absurde que cette notion n’est qu’une référence bien incomplète pour une politique humaine ?
Certes, de telles considérations ne surprendront guère le lecteur de 1976, habitué au sujet de l’environnement, aux prévisions pessimistes et aux cris d’alarme. Mais il faut se souvenir que lorsque Bertrand de Jouvenel proposa à Tokyo, en 1957, au cours d’une conférence dont le texte est repris dans cet ouvrage, que l’on replace à l’avenir l’analyse économique dans le milieu de vie et que l’on en fasse une écologie politique, cette idée n’était pas encore le lieu commun qu’elle est aujourd’hui. Et l’on ne saurait faire à l’auteur le grief d’une quelconque soumission aux modes intellectuelles : rappeler il y a vingt ans aux partisans de l’expansion les limites et les périls de cette dernière, ce n’était guère plus facile que, de nos jours, tempérer un certain catastrophisme en vogue par quelques raisons d’optimisme faites de confiance dans les possibilités de l’ingéniosité humaine.
D’autres idées, relatives aux modes d’exploitation du milieu et aux conséquences néfastes du choix du modèle américain de développement agricole (économie de main-d’œuvre, gaspillage de ressources naturelles) pour les pays du tiers-monde, ou encore au rôle primordial joué par la destruction dans la « civilisation de puissance », mériteraient d’être exposées. Mieux vaut pourtant renvoyer le lecteur à l’ouvrage lui-même : il n’y trouvera pas de réponses toutes faites, mais, ce qui est infiniment plus utile, de quoi susciter et prolonger une réflexion personnelle. ♦