Vers une nouvelle doctrine de l’Otan aux États-Unis
« L’administration actuelle doit conduire la nation à travers une transformation fondamentale de sa politique étrangère… Nous sommes à la fin d’une époque… La configuration des puissances, telle qu’elle était issue de la Seconde Guerre mondiale, a disparu… et avec elle ont pris fin les conditions ayant déterminé les engagements et les agissements de la politique américaine depuis 1945 ». Ce constat, que M. Nixon faisait devant le Congrès dès 1971, est cité par Mlle Janet Finkelstein, universitaire américaine chargée de conférences à l’École des hautes études en Sciences sociales (EHESS), en tête de ce cahier n° 3 de la Fondation pour les études de défense nationale (FEDN). Il est plus vrai encore aujourd’hui au moment où se dessine chez les riverains européens de la Méditerranée, dont certains sont membres de l’Otan, une évolution qui remet en question la position dominante des États-Unis dans cette région. Le contrôle que le State Department y exerçait jusqu’ici, comment le rétablir au profit des intérêts américains ? Telle est la question qui se pose à l’administration de Gerald Ford et qui se posera en novembre prochain au Président que se donnera la nation américaine.
Janet Finkelstein fait l’hypothèse suivant laquelle c’est l’Otan, remodelée en fonction des nouveaux concepts stratégiques américains, qui doit servir à réaliser une intégration politico-économique d’une Europe élargie dont il convient de diluer la puissance afin qu’elle ne constitue pas une rivale économique dangereuse pour la suprématie du dollar.
On se souvient des premières manifestations de l’impatience américaine devant la compétitivité du Marché commun. Elle se traduisit par la menace d’une réduction des effectifs américains stationnés en Europe si les Alliés ne prenaient pas leur part du fardeau des dépenses, le burden sharing, résultant de l’entretien des GI’s sur le continent et auquel était imputé le déficit de la balance commerciale, sujet de consternation pour le Congrès. Cette question risquait d’envenimer surtout les rapports américano-allemands (la France avait déjà quitté l’Otan). Heureusement, M. Brejnev lui-même, en annonçant à Tiflis [Tbilissi, Géorgie] en 1971 qu’il était d’accord pour entamer la discussion sur les réductions de force en Europe, les MBFR, tira Washington de l’embarras en lui fournissant une bonne raison de ne pas réduire unilatéralement ses effectifs afin de garder ses atouts dans la négociation. D’autre part, les Allemands, bons élèves de l’Otan, ne tardèrent pas à effacer le déficit des paiements militaires grâce à une scrupuleuse exécution des accords de compensation et en passant de substantielles commandes d’armement à l’industrie américaine. L’analyse détaillée de la balance militaire des paiements et des ventes d’armes américaines à l’Europe depuis 1967 amène l’auteur à se demander « si l’objectif réel des accords offset ne concerne pas le système international des paiements plutôt que la répartition des charges au sein de l’Otan ». En tout cas, le récent succès du General Dynamics F-16 Fighting Falcon américain dans ce qu’on a appelé le « marché du siècle » [NDLR 2020 : compétition pour équiper la Belgique, les Pays-Bas, le Danemark et la Norvège, soit 800 appareils envisagés… 350 effectivement] dégagé Washington de tout souci quant à l’avenir de sa balance militaire des paiements. Le burden sharing est d’ores et déjà largement partagé par les épaules européennes.
Un autre élément très important de la stratégie américaine est l’avance technologique des armements en cours de développement, avance qui autorise un redéploiement, une réorganisation des forces et une nouvelle doctrine dont les bases ont été posées par l’ancien secrétaire à la Défense, M. James Schlesinger, et que son successeur, M. Donald Rumsfeld, n’a pas récusée.
Les progrès accomplis dans le domaine des ordinateurs ont conduit au développement du « Command Data Buffer System » qui permet de modifier en l’espace de 36 minutes les programmes d’objectifs affichés dans les têtes des missiles Minuteman III. De nouvelles générations de vecteurs sont apparues, comme le Cruise Missile, difficilement interceptable en raison de son évolution rapide à très basse altitude. La précision et la portée de ces armements de pointe autorisent leur emploi aussi bien contre des objectifs tactiques que stratégiques. Il en résulte une très grande souplesse d’emploi, permettant des attaques très sélectives et très diversifiées, grâce auxquelles le Pentagone espère retarder au maximum l’accès au dernier échelon de l’escalade et renforcer la dissuasion à l’échelon du théâtre d’opérations.
L’apparition, d’autre part, de nouvelles armes dites néoclassiques, telles que les Projectiles guidés avec précision (PGM) et la miniaturisation des nouvelles armes nucléaires tactiques dites « mininukes », tend à abolir le seuil qui séparait jusqu’ici guerre conventionnelle et guerre nucléaire.
Ainsi se dessinent ce que Janet Finkelstein appelle des « espaces » – les mathématiciens diraient des domaines – : un « espace classique » dans lequel les PGM sont appelées à avoir un rôle majeur, un « espace nucléaire tactique » et un « espace nucléaire stratégique ». Chaque espace peut, si nécessaire, déborder sur l’espace inférieur pour venir le renforcer avec une partie de ses moyens. La flexibilité ainsi introduite dans ce qui était déjà qualifié de réponse flexible vise de toute évidence à favoriser l’échelon opérationnel au détriment du mécanisme rigoureux de la dissuasion susceptible d’enclencher l’holocauste réciproque.
La révolution technologique qui en résulte pour la tactique et la stratégie implique une restructuration et un redéploiement des forces, qui est d’ailleurs déjà en cours, et qui privilégiera de plus en plus l’emploi des armes « néoclassiques » mises en œuvre par des professionnels appuyés par une logistique et une maintenance adaptée n’ayant plus rien de commun avec celles des armées de masse de jadis. Mais cette révolution technico-stratégique, les Américains entendent bien en être les maîtres, et force sera bien aux alliés dépendants de s’y plier dans le cadre de l’Otan et dans celui de la standardisation.
Dans le même temps, il semble qu’on assiste à un remodelage de l’Alliance. Pour les États-Unis, le péril semble moins celui de la menace d’invasion de l’Europe de l’Ouest que celui de la défection des alliés sur la façade méditerranéenne : après le Portugal qui a évité de justesse la mainmise communiste sur le pouvoir, après la sortie de la Grèce de l’Otan et la remise des bases américaines aux militaires turcs, c’est l’Italie qui pourrait bien poser un problème épineux aux États-Unis à la suite des élections du 20 juin. Pour rassembler cet ensemble divergent, l’accent est mis dorénavant sur une politique d’accords bilatéraux qui visent à conserver le maximum de pays dans l’allégeance formelle, quelles que soient par ailleurs les contradictions entre les régimes. Washington a renouvelé son accord avec Madrid et en a conclu d’autres également avec Athènes et Ankara. On parle aussi d’accords avec le Japon et il est également question d’accords avec Israël pour l’utilisation de Haïfa par la VIe flotte.
Tout se passe donc comme si les États-Unis, placés devant la nécessité de réviser leur concept stratégique, étaient en train de remodeler l’Otan pour lui faire jouer le rôle d’une organisation destinée à assurer, par-delà la diversité des options politiques des États, l’expansion de leur production et l’imposition de leurs technologies de pointe. Ce système, moins rigide que le précédent, mais incompatible avec une Europe qui prétendrait assumer la maîtrise de son destin, permettrait aux États-Unis, selon Janet Finkelstein, de garder « un contrôle plus souple des rythmes imprévisibles de l’évolution » dans trois domaines hétérogènes : celui de la production des nouveaux systèmes d’armes, celui de « l’espace politico-militaire » et celui de « l’extension géographique de l’Alliance ».
Au terme de cette lecture d’un ouvrage dense, riche en idées et en faits, et qui révèle un travail de documentation considérable, on ne peut manquer de se demander si la cohérence de la conception stratégique américaine, ainsi mise en évidence par Janet Finkelstein, révèle l’existence d’un plan établi au niveau de l’exécutif. Ne serait-ce pas plutôt l’auteur qui introduirait cette logique dans un ensemble de faits n’impliquant pas nécessairement une conception globale ? Ou bien cette convergence du « discours » et de la « pratique » américaine que l’auteur relève à travers les actes du Congrès et les actions du State Department ou du secrétariat à la Défense, ne serait-elle pas simplement le produit naturel d’une commune manière de penser des hommes d’État d’outre-Atlantique en dépit de leurs appartenances politiques, dès qu’il s’agit d’assurer la pérennité de la suprématie américaine ? Bon exemple de consensus en matière de défense auquel les Français, même ceux de la majorité, feraient bien de réfléchir. ♦