L’Algérie, de Gaulle et l’Armée
Ce livre, consacré après tant d’autres à la guerre d’Algérie, est cependant assez différent de tout ce qui a été publié précédemment sur le sujet. Il est dû à deux jeunes historiens américains qui, comme tels, se sentaient très libres de leurs opinions et de leurs conclusions, contrairement à la plupart des auteurs français qui ont du mal à se débarrasser d’une certaine crispation, s’agissant d’événements vécus et ressentis comme une véritable tragédie nationale. Une inhibition analogue empêche également ces auteurs d’évoquer avec détachement le personnage du général de Gaulle, qui représente pour les Français beaucoup plus qu’un simple homme politique. De même pour l’Armée, que nous continuons malgré tout à identifier avec la Nation.
Indépendamment de cela, on peut aussi noter que les Anglo-Saxons ont, en général, une approche de l’histoire assez différente des Latins. Ils s’attachent moins aux faits et plus aux vues d’ensemble. Non pas que la recherche proprement dite soit négligée, mais l’interprétation est plus libre, moins bridée par le souci de déductions logiques. (Un historien de cette école ne répondait-il pas à quelqu’un qui voulait savoir sur quels faits il fondait certaines de ses affirmations : « Mais sur aucun. Seulement, je suis sûr que les choses n’ont pas pu se passer autrement »). Sans aller jusque-là, nos auteurs, bien que fort documentés ont cependant voulu éviter que les arbres ne leur cachent la forêt. Ils ont puisé à de bonnes sources mais souvent de seconde main, et ils ont ignoré certains témoignages importants. Toutefois, malgré quelques erreurs matérielles, le tableau d’ensemble qu’ils nous présentent est extrêmement convaincant. Il fait honneur à leur intuition et à leur instinct. C’est ce qui fait la valeur et l’intérêt de l’ouvrage, beaucoup plus que les informations qu’il contient.
On est particulièrement frappé même si l’on ne partage pas les opinions des auteurs par le relief et la vigueur des portraits qu’ils ont tracés des protagonistes des événements d’Algérie : de Massu, qui est présenté, en mai 1958, comme le seul partisan du général de Gaulle dans l’armée : de Salan, plus que réticent, à la même époque, vis-à-vis d’un changement de régime en France (ce qui expliquerait l’attentat au bazooka), remarquable homme de guerre, mais mal à l’aise dans le débat politique ; du triumvirat Challes-Zeller-Jouhaud, très contrarié au moment du putsch d’être rejoint par Salan, dont tous estimaient qu’il ne partageait pas leur souci primordial qui était de préserver l’unité de l’armée : des « colonels » enfin, qui avaient bâti dans le vide la théorie de la guerre révolutionnaire et s’étaient trompés avec un ensemble parfait sur les réactions de l’armée après le déclenchement du putsch.
C’est finalement cette armée française, traumatisée par la perte de l’Indochine et décidée à retrouver sa raison d’être et son âme dans la conservation de l’Algérie à la France, qui se révèle comme le protagoniste de l’ouvrage de Joseph A. Field et de Thomas C. Hudnut. Dans l’analyse minutieuse des sentiments et tendances qui l’animent, les deux auteurs font preuve de beaucoup de doigté, de psychologie et de mesure. En particulier, lorsqu’ils essayent de mettre en lumière son besoin de retrouver une unité sévèrement éprouvée par les déchirements des années 1940-1944, ou sa crainte, après l’expérience indochinoise, d’être séparée de la nation et de devenir « une armée sans nation », ou encore les terribles erreurs qu’elle a commises dans la poursuite de ce double objectif.
De ces erreurs, de Gaulle est présenté ici comme le principal responsable. Entre l’homme politique habile, rusé et, par surcroît, prestigieux, et une armée traditionnellement soumise au pouvoir civil, la lutte était inégale. Comme le chat jouant avec la souris, de Gaulle a, selon les auteurs, amené l’armée là où il voulait, à l’heure qu’il avait choisie. Contrairement à une opinion répandue, il ne lui devait pas son accession au pouvoir. Celle-ci a été le résultat d’une manœuvre des gaullistes qui ont su enfermer les Français dans le dilemme : de Gaulle ou la perte de l’Algérie. L’armée, cependant terriblement méfiante, n’a pas osé, le 15 mai, en la personne de son commandant en chef Salan, coincé par Delbecque sur le balcon du Gouvernement général, dénoncer ce sophisme. Le lendemain, il était trop tard : l’engrenage qui devait finir par broyer l’armée et aboutir à l’indépendance inéluctable de l’Algérie était déjà en marche. ♦