Journal de Spandau
Le Journal de Spandau, tenu au jour le jour pendant les vingt années de son emprisonnement par Albert Speer, est un ouvrage émouvant, quelle que soit l’opinion qu’on puisse avoir sur son auteur. Celui-ci, en tant qu’homme public a d’ailleurs soulevé peu de controverses. Il était très exactement tel que l’a montré le procès de Nuremberg – un homme totalement absorbé par sa tâche : architecte de Hitler, ayant partagé sa vision des villes allemandes remodelées dans un style classique revu et corrigé à la lumière de la notion du Deutschtum [culture allemande] ; ministre de l’Armement des années de détresse, ayant réussi à canaliser vers l’effort de guerre la totalité des ressources d’une économie découragée et exsangue. Le talent et l’efficacité dont il fit preuve dans ces fonctions n’ont jamais été contestés.
Le Journal n’évoque d’ailleurs qu’incidemment les activités de cette période publique (un livre précédent y avait été consacré). Ici, Albert Speer s’intéresse à son personnage d’être humain et au combat que mène ce personnage pour survivre physiquement et moralement à vingt années de réclusion. La question qu’on peut se poser est de savoir si l’homme dont il décrit la lutte est bien lui-même, ou s’il ne s’agirait pas d’une sorte de héros de roman placé dans les mêmes circonstances que l’auteur. Sur ce point, les opinions pourraient sans doute différer.
En tout cas, qu’il s’agisse d’un Albert Speer réel ou imaginé, l’intérêt que le lecteur ne peut s’empêcher d’éprouver pour le personnage est, lui, bien réel, dès les premières pages. C’est très surprenant. Car les « aventures » d’Albert Speer à la prison de Spandau se limitent strictement à quelques brèves et banales conversations avec ses six codétenus (réduits à deux au bout de la dixième année), à des rapports de routine avec ses gardiens et à de rares visites de sa femme et de ses enfants. En fait, l’essentiel du Journal est consacré à des réflexions « à bâtons rompus » sur tout et sur rien : lectures ou musique, temps qu’il fait, règlement de la prison, réminiscences diverses, projets d’avenir. Et il se trouve que cet ensemble disparate, a priori inintéressant, forme miraculeusement un livre qui accroche constamment l’attention, qu’on abandonne à regret, qu’on reprend avec plaisir, un livre, en un mot, qui vous accapare tout entier. L’explication pourrait être que nous sommes en présence d’une tentative tout à fait originale d’explication globale de l’homo occidentalis par l’observation minutieuse de ses réactions psychiques et mentales lorsqu’il est privé, pendant des années, de la majeure partie de l’environnement naturel dans lequel il a vocation de vivre.
Bien entendu, l’intérêt du livre tient aussi en partie aux souvenirs d’Albert Speer touchant l’époque où il fut l’un des proches de Hitler. Albert Speer reconnaît la fascination que cet homme exerçait sur son entourage. Mais il pense que cette fascination n’était qu’une motivation très accessoire pour ceux qui le servaient. L’essentiel était que tout, absolument tout, procédait de Hitler et revenait vers lui. Aucune ambition, qu’elle soit noble et généreuse, ou bassement sordide, ne pouvait, à partir d’un certain niveau, s’accomplir en dehors de lui. Lorsque le hasard fil que Hitler, déjà installé dans cette toute-puissance, distingua le brillant architecte qu’était Speer, celui-ci qui n’avait que trente ans saisit l’occasion. Mais il ne s’intéressa guère au passé de dictateur, à sa formation et à son soi-disant combat. Il ne nous rapporte dans son livre, que ce qu’il a directement vu et entendu, mais ce n’est pas pour être utile aux historiens, c’est pour se situer par rapport au personnage de Hitler et ainsi mieux s’expliquer à lui-même. On retrouve donc, par ce biais, le souci primordial de Speer. Son étonnant roman d’une aventure intérieure (la sienne ?) pousse quelques antennes vers le monde des réalités extérieures. Celles du passé, il est vrai. Mais le présent était-il pour lui autre chose qu’un décor auquel il a réussi à faire jouer le rôle de révélateur ?
Un livre hors du commun. ♦