Les canards de Ca-Mao
Pour nous parler de l’Indochine qu’il connaît bien, Olivier Todd, indifféremment journaliste ou romancier, n’a pas voulu choisir entre deux genres qu’il affectionne également et qu’il pratique avec le même bonheur. Son nouveau livre utilise les techniques du reportage tout autant que celles du roman. Aucune des deux n’est suffisante à elle seule, pense-t-il sans doute, pour rendre compte d’une réalité aussi déroutante, décrire un pays aussi attachant et comprendre un peuple aussi angoissé par son devenir.
La technique du reportage lui permet de présenter, d’analyser et d’expliquer avec beaucoup de précision la situation dans l’Ouest cochinchinois (et plus particulièrement à son extrémité Sud, dans la pointe de Ca-Mao) au lendemain des Accords de Paris. Les Américains, à leur départ, avaient abandonné sur le terrain les formations militaires et l’administration civile de Thieu étroitement imbriquées aux hommes du Viet-Cong. La confusion qui en était résultée n’avait de comparable que l’impuissance des membres de la Commission internationale de contrôle et de surveillance à s’entendre sur la façon de remplir la mission de conciliation qui leur avait été assignée.
Quant au roman, l’auteur met en scène trois journalistes qui se proposent de réaliser ce reportage périlleux. Spécialistes de la guerre d’Indochine, ils la « couvrent » depuis longtemps déjà, au Nord, comme au Sud. L’un est français, l’autre américain et le troisième est une reporter-photographe anglaise. Tous les trois sont sincèrement attachés au pays, et cherchent à le comprendre, mais jusqu’ici n’y ont réussi qu’à moitié. L’intrigue romanesque se noue entre eux trois, d’une manière très classique, mais aussi entre eux et les Viet-Cong chargés par « l’Autorité supérieure » de les piloter dans l’environnement révolutionnaire de la zone du GRP [Gouvernement révolutionnaire provisoire de la république du Sud Viêt Nam]. Le montage des péripéties et aventures imaginées par Olivier Todd est fort habile. Il ménage les rebondissements et le suspense, mais fournit aussi l’occasion aux personnages, tant européens que vietnamiens, de réfléchir à haute voix, d’analyser leurs sentiments contradictoires, de se situer les uns par rapport aux autres. Tout cela est excellent, dans la meilleure tradition du mode d’expression littéraire choisi.
La partie purement descriptive n’est pas négligée pour autant. On retrouve là l’aspect reportage du livre, le procédé des « choses vues ». Vues très honnêtement d’ailleurs, sans complaisance pour le sensationnel, et exprimées d’une façon qui paraîtra un peu sèche pour un roman, mais qui se révèle plus évocatrice que ce qu’on trouve couramment dans un scoop.
Comme la guerre d’Indochine elle-même, l’ouvrage ne comporte pas de « happy end ». Pour les trois journalistes, les deux mois passés dans les rizières de Ca Mao furent leur dernière aventure. Le Français à qui elle avait révélé la véritable nature de ses sentiments et de ses convictions est tué par une grenade égarée au moment de sortir de la zone du GRP : son expérience n’aura servi à rien. L’Anglaise retourne dans son pays et dans sa famille décidée à ne jamais plus reprendre sa vie errante, ne gardant de celle-ci qu’un enfant conçu un soir d’orage au bord d’un aroyo avec son compagnon français. L’Américain, qui a très vite renoué avec le confort intellectuel et physique de l’american way of life, se laisse nommer par la direction de son journal à Rome où il se sent douillettement assuré de retrouver la rectitude de ses jugements compromise par la « vietnamite » contractée au contact d’une aventure dont le sens final lui échappe. ♦