Cette nuit la liberté
Coproduction franco-américaine, cet ouvrage écrit par deux journalistes fait penser à un film à grande mise en scène : 410 millions de figurants s’agitant sur le vaste sous-continent indien au moment de l’indépendance et quatre acteurs d’une valeur exceptionnelle : Mountbatten, dernier vice-roi des Indes puis gouverneur général, Gandhi, le père de la nation indienne, Nehru, son disciple, chef du gouvernement de l’Inde indépendante et Jinnah, premier gouverneur général du Pakistan.
Les portraits des quatre grands personnages se précisent, au fil des pages, par retouches successives. Les gros plans réalisés sous des angles différents laissent apparaître des aspects surprenants, voire déconcertants, de ces hommes hors du commun. La caméra indiscrète nous montre le goût du faste d’un Mountbatten maître de lui et faisant preuve d’un remarquable esprit de décision, l’humilité d’un Nehru qui, incapable de mettre fin aux événements tragiques du Penjab, s’en remet à l’ancien vice-roi devenu gouverneur général de l’Inde, le caractère ombrageux de Jinnah, rongé à l’insu de tous par la maladie qui l’emportera peu après la naissance du Pakistan, et surtout les multiples facettes de Gandhi, personnage complexe et déroutant qui paraît rétrograde lorsqu’il interdit à la médecine occidentale de sauver sa femme, mais capable de maîtriser la violence. La doctrine gandhienne sociale et économique qui vise à enrayer l’exode rural et à faire vivre les villages de l’Inde de façon plus ou moins autarcique évoque le maoïsme : les auteurs font d’ailleurs le rapprochement à la fin du livre.
Les deux journalistes ont décrit des personnages mais aussi une période agitée de l’histoire de l’Asie méridionale, celle qui a précédé et suivi l’indépendance et la partition du sous-continent le 15 août 1947. L’opposition fondamentale entre hindous et musulmans est à l’origine de gigantesques transferts de population et d’épouvantables massacres que les auteurs ont fort bien analysés. Le talent dramatique des auteurs sait ménager le suspense : lorsque Mountbatten doit faire face à une foule de Pathans armés, lorsque monte la violence, lorsque Gandhi fait régner le calme dans la sanguinaire Calcutta, ou lorsque s’ourdit le complot des extrémistes hindous contre Jinnah puis contre le Mahatma.
Par flash-back, des anecdotes, les auteurs interrompent le récit et abordent, en marge du sujet qu’ils traitent, les thèmes classiques : castes, saddhus et sannyasins, religions (notamment le Sikhisme), architecture, chemins de fer prestigieux, le monde des 565 maharajas et nawabs [Nababs], l’Armée des Indes, la médecine indienne, la Sati (suicide des veuves sur le bûcher de leur mari), le darshan (communion avec des êtres ou des dieux) et bien sûr, le Gange, fleuve sacré. Ces belles descriptions, hautes en couleur, reposent le lecteur et lui donnent des images typiques de l’Inde éternelle.
Qu’on nous permette cependant quelques remarques. Dominique Lapierre et Larry Collins ont été de bons portraitistes. Cependant Mountbatten est peint sous un jour peut-être trop favorable tandis que Nehru méritait mieux. L’indépendance de l’Inde a certes été conquise par les nationalistes du Congrès mais d’autres hommes, oubliés dans cet ouvrage, ont aussi lutté pour elle, qu’ils soient de gauche, communistes ou non, ou d’extrême droite, tel le héros bengali Subash Chandra Bose. De même le drame des Anglo-Indiens, celui des tribus chrétiennes des collines de l’Assam, le sort des royaumes du Sikkim et du Bhoutan ne sont pas abordés. Il est vrai que le livre est déjà volumineux ! Mais il est une réussite et il restera un document digne de foi sur le sous-continent indien des années 1947-1948, et il permettra de mieux comprendre les événements qui, depuis le départ des Britanniques, ont agité cette partie du monde où vit le sixième de l’humanité. ♦