La nouvelle gestion publique
Si la France n’aime pas son industrie, il semble qu’elle n’aime pas davantage son administration. Celle-ci est souvent décrite comme un monde clos et paperassier, et des charges de Courteline aux analyses de Crozier (1), tout paraît confirmer l’image de marque défavorable de cette « bastille administrative » (2), critiquée à la fois de l’extérieur et de l’intérieur (3), taxée et de bureaucratie et de technocratie. Les concepts de gestion rationnelle et de management efficace sont en effet réservés au secteur privé, l’administration n’étant guère étudiée qu’au niveau général et sociologique de la science administrative (Bernard Gournay, Lucien Sfez, Charles Debbasch, etc.). C’est cette lacune qu’a voulu combler, en praticien, l’actuel directeur général de l’administration et de la fonction publique, M. Michel Massenel, auteur du premier ouvrage consacré à la nouvelle gestion publique.
Le sous-titre de ce dernier « pour un État sans bureaucratie », tout autant que la personnalité de son préfacier, M. Octave Gelinier, directeur général de la Cégos (Commission générale de l’organisation scientifique), exprime bien l’idée générale de l’ouvrage : l’administration ne peut échapper au mouvement qui modifie aujourd’hui la conduite des grandes organisations. Celle-ci devient volontariste. Il ne s’agit plus de subir le changement mais de le gérer – nouvel objectif qui ne peut manquer d’induire de nouvelles méthodes. Et la question centrale que pose M. Massenet, en quête du « secret des structures compétitives » pour reprendre le titre d’un livre écrit en 1967 par Octave Gelinier, est de savoir s’il est possible, dans la mesure même où l’évolution organisationnelle est globale – dimension croissante et changement accéléré – de rénover la gestion des administrations publiques en y transposant les méthodes de management du secteur privé.
On rejoint là les débats très actuels sur l’éventuelle « privatisation » – notion employée d’ailleurs à contresens – des PTT (Postes et télécommunications) ou de l’ex-ORTF (Office de radiodiffusion-télévision française). À cet égard, il est vrai que de nombreuses études (4) ont montré que la centralisation des décisions stratégiques comme la décentralisation des structures opérationnelles rapprochent aujourd’hui dans les deux types d’organisations – publiques et privées – les exigences pratiques de la gestion. Mais, au-delà de ce rapprochement théorique, et en faisant la part de la résistance au changement propre à toutes les institutions, on ne peut expliquer la persistance de notre système bureaucratique, critiquée par les mêmes études, que par l’existence d’une différence de nature entre l’entreprise orientée vers le profit et l’administration dont la finalité doit être l’intérêt général assuré par le pouvoir politique. Quelle que soit la valeur de l’argument, auquel on objectera que le modèle bureaucratique n’est pas propre aux institutions administratives (5), il faut savoir gré à M. Massenet de souligner cette différence de nature et d’illustrer la spécificité du management public en esquissant le premier système de comparaison entre organisations publiques et privées, à travers les problèmes de régulation, de quantification des produits et de budgétisation des coûts, de planification et de contrôle : c’est dans la mesure où les objectifs de l’administration sont complexes et contradictoires que ses services sont forcément pluridimensionnels. On ne peut donc transposer les méthodes du secteur privé dans les organisations publiques qui, en utilisant les apports positifs des spécialistes de l’économie ou de la sociologie, « sont condamnées, conclut l’auteur, à trouver en elles-mêmes les énergies et les voies de leur transformation ».
Condamnation bien réconfortante puisqu’elle invite à un dynamisme rénovateur que M. Massenet a la sagesse de concevoir de façon très empirique : il ne propose pas un nouveau plan de réforme administrative car cette notion, trop rigide et trop idéale par rapport à une évolution sociale polymorphe, doit s’effacer au profit d’une mise en mouvement générale de l’administration. Pour y parvenir, tous les efforts doivent venir s’appliquer au point précis à partir duquel tout peut se débloquer : le contact entre l’administration et son public. Car c’est le service effectif de ce dernier, souligne justement l’auteur, qui devrait finaliser la nouvelle gestion publique. Cela ne signifie d’ailleurs pas que cette gestion se réduira à une simple amélioration des relations publiques de l’administration. Il y faudra bien plus car la clarté de l’information et la transparence du contrôle qu’implique un service efficace du public exigent des développements sensibles de l’informatique et des budgets de programme. De même, la meilleure utilisation possible du personnel doit être recherchée en remédiant, grâce en particulier à une formation permanente systématique, aux rigidités injustifiées nées des interprétations abusives du statut de la fonction publique.
Ainsi, le souci du public serait conforté par la substitution à la gestion par les ragots d’une gestion par les ratios, selon l’expression imagée du directeur général d’EDF (Électricité de France). Celle-ci permettrait à son tour, sans tomber dans les excès d’une administration concurrentielle, de transformer les unités administratives en autant de « centres autonomes de responsabilité et de gestion » dotés à la fois de règles de gestion plus souples et de sanctions de responsabilité mieux établies et susceptibles de participer à une véritable compétition, à l’exemple des nouvelles unités de l’ex-ORTF. L’autonomie de ces centres permettrait de libérer l’État de ses tâches de gestion au profit de sa mission de coordination des niveaux d’intervention et d’action. C’est en cet endroit que se révèle l’intérêt et l’ambition véritable des propos de M. Massenet : au-delà de la nouvelle gestion publique, il s’agit en réalité de rendre l’État à ses tâches authentiques, c’est-à-dire à la politique. Ne doit-on pas alors regretter l’absence d’une réflexion approfondie sur les rapports actuels de l’administration, de l’État et de la Nation ou sur l’éventualité d’une redistribution des tâches entre le secteur public et le secteur privé ? Car, comme l’a décrit M. Alain Peyrefitte dans un commentaire du livre de M. Massenet, « Nationaliser l’État, cela exige d’abord de désétatiser la nation ». Mais tel n’était sans doute pas l’objectif visé par l’auteur qui, visiblement, doute d’autant plus de la philosophie qu’il est sûr de la pratique. Et la plus belle qualité de ce praticien n’est-elle pas précisément d’amener son lecteur jusqu’au bout de la philosophie ? ♦
(1) Où va l’administration française (Les Éditions d’Organisation ; 225 pages) publié par le Centre de sociologie des organisations que dirige M. Michel Crozier.
(2) Le Monde a publié dans ses numéros du 11 au 15 mars 1975 cinq articles sur « La bastille administrative ».
(3) L’administration vue par les siens… et par d’autres, par Pierre Soudet (Éditions Berger-Levrault ; 229 pages).
(4) Citons seulement L’administration prospective de Lucien Sfez (Éditions Armand Colin, 1970).
(5) Michel Crozier : La société bloquée (Le Seuil, 1970).