Les Fanfares perdues. Entretiens avec Jean Lacouture
Un général « pas comme les autres », l’expression s’applique bien à Georges Buis qui n’a pas fait carrière mais a mené sa vie de soldat à la manière d’un joueur de rugby, bousculant hiérarchie et conformisme pour aller marquer des essais percutants. Cela l’a conduit de sa sortie de Saint-Cyr en 1934 à l’École des chars, puis au Liban en 1938 et à la France libre en 1941 pour participer avec « une pincée » d’autres à la meurtrière campagne de Syrie, à toutes les chevauchées de la 2e Division blindée vers Alençon, Paris, Strasbourg et le nid d’aigle d’Hitler au Berghof, à la reprise de pied en Indochine et à tous les combats de la décolonisation.
C’est en Kabylie où il commandera le secteur de Bordj Bou Arreridj qu’il répondra à sa vocation seconde, celle d’écrivain et ce sera d’emblée un succès, son roman autobiographique La Grotte manquant de peu le Goncourt. Après avoir commandé successivement un régiment, une brigade et une division blindée en Allemagne, il terminera comme général de corps d’armée, directeur de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN). Au total « une trentaine d’années exceptionnelles, celles de la mutation non seulement d’une civilisation mais du monde » et qui ne pouvaient manquer de fournir un matériau de choix à l’ami attentif et au maître de l’entretien qu’est Jean Lacouture, au moment où il lançait sa nouvelle collection, la Traversée du siècle.
Le héros des Fanfares perdues ne se met pas en valeur : il a horreur du « je » ; il ne raconte pas ses campagnes, ne prétend pas infliger au lecteur des bilans complaisamment ressassés ni des récits d’opérations militaires et s’il règle des comptes, c’est à la stupidité et à la lâcheté de quelques-uns qu’il s’en prend, celle par exemple de « ceux qui auraient pu rester dans la guerre et ne l’ont pas fait », ou encore la bêtise sanglante de l’Organisation de l’armée secrète (OAS) qui assassina l’un de nos camarades de Saint-Cyr les plus chers qu’elle tenait pour suspect parce qu’il se dévouait à la promotion sociale en Algérie.
Le propos de Georges Buis est de situer certains événements qui ont marqué cette mutation et de dire comment il les a vécus, mais il est aussi d’écrire, parce que le démon – le daimon – de l’écriture le possède et que pour lui écrire et agir sont les modes alternés par lesquels il s’exprime. Or, l’écriture de Georges Buis, tranchante et étincelante comme un diamant, fait de lui un conteur merveilleux. Il a le génie de la formule ramassée, percutante. En quelques traits vigoureux et incisifs comme une eau-forte de Callot, il campe un décor ou un caractère. Ainsi de Collet il dira : « Un sacré type. Simple. Un paysan finaud au courage sans limite. Par don, par vocation de chef de tribu rendant la justice aussi bien qu’il moulinait du sabre, il a obtenu des Tcherkesses ce que ni les Turcs ni les Anglais, ni personne n’avait jamais pu obtenir ». Et de Patton : « Un type mirobolant. Un des derniers hommes du Far-West… ». Mais c’est surtout son témoignage sur Leclerc qui nous est précieux. Avec lui les contacts furent parfois orageux, il lui faudra du temps pour en prendre la mesure et il lui « paie son tribut par touches successives » à la manière dont il en avait fait l’approche : « …Une sorte de supermilitaire […] Professionnel de premier ordre par la connaissance, le dévouement à la tâche, la passion du travail sur le tas […] Techniquement, psychologiquement, moralement il était confronté à des problèmes redoutables et, pour les assumer pleinement, il les vivait sans répit […] Le seul à son niveau capable de s’élever au-dessus de lui-même au combat, alors que les autres, à cette heure de vérité, se délitent. Il était imbattable dans la façon de s’installer un point focal ».
Il y a aussi de très belles images dans Les Fanfares perdues. Telle celle-ci à propos des jeunes hommes tombés au combat et que les parents tiennent à ensevelir dans la tombe familiale : « Il n’y a pas de coin plus propre à les accueillir que celui qu’ils ont été les seuls à connaître parce qu’ils se l’appropriaient de tous leurs sens à l’affût dans le moment même où il se rabattait sur eux. Une croix de bois pour repère ». Lorsque le dramatique atteint son comble. Georges Buis sait l’alléger par une anecdote ou un trait d’humour qui ne détonne jamais. Il sait employer en toutes circonstances le ton juste et même, quand il le faut, la verdeur de langage qui convient. Impertinence ? Culot ? Certes, mais jamais de fausse note.
Mais si nous nous limitions à ces aspects scripturaux du livre nous passerions à côté de ce qui en fait la force et le caractère profond : son aspect éthique. Cela commence par une remarque qui va loin : « Dans l’armée j’ai fait ce que j’ai voulu mais en payant le prix. On ne peut m’en tenir rigueur car c’était en général ce que les autres préféraient ne pas faire. Je ne m’en prévaux pas pour autant. Personne n’a de mérite à rien. Chacun se fait plaisir ». Voilà le secret de la réussite de Georges Buis, malgré tous les crocs-en-jambe tendus par ceux que son non-conformisme agaçait : « Un homme qui met son comportement en accord avec les commandes de son âme ». Les commandes de son âme c’est la volonté de mener une guerre propre ; ainsi de sa résolution en prenant son commandement en Kabylie : « quoi qu’il arrive, même si je dois me conduire quelquefois comme une brute, je prendrai la responsabilité de tout. Jamais de délégation à quiconque ». C’est aussi la fidélité aux lois de la République : « J’ai reçu en héritage un jacobinisme qui a coïncidé parfaitement avec le port de l’uniforme, avec le devoir de la défense nationale : la France une et indivisible à laquelle il ne faut pas laisser toucher de l’intérieur comme de l’extérieur ». Et c’est ce qui a fait de Buis un Français libre, le compagnon de Charles de Gaulle auquel il est resté toujours fidèle et avec lequel il a eu maints entretiens tout au long de leur épopée. La place nous manque pour les évoquer. Aussi bien n’avons-nous pas la prétention de rendre compte de façon exhaustive de ce livre qui est un chef-d’œuvre.
Que dire à tous nos lecteurs, mais surtout aux plus jeunes d’entre eux, sinon que sans des hommes comme Buis, la France ne serait pas ce qu’elle est, libre, indépendante, et qu’ils trouveront dans Les Fanfares perdues une très belle leçon de caractère dont ils ne sont pas près d’épuiser la richesse. ♦