Le gauchisme
Les troubles qui éclatèrent en 1964 à l’Université de Berkeley firent écho aux deux problèmes majeurs auxquels les États-Unis se trouvaient alors confrontés, l’intégration des Noirs et la guerre du Vietnam. Deux ans plus tard, l’agitation avait gagné l’Université de Berlin-Ouest, et elle entendait mettre en cause la société occidentale elle-même. 1968 porta le phénomène gauchiste à l’incandescence, et, depuis, il est devenu un facteur politique dont on ne peut faire abstraction.
S’agit-il de quelque chose de fondamentalement nouveau ? Le terme fut forgé par Lénine pour clouer au pilori un certain « révolutionnarisme » qui le gênait, mais qui est de tous les temps, puisqu’il faisait déjà dire à Engels : « Quelle naïveté enfantine que d’ériger sa propre impatience en argument théorique ! ». Il ne s’agit plus aujourd’hui d’une simple rivalité entre tendances se réclamant du marxisme, car le gauchisme est devenu la forme de l’engagement politique d’une fraction non négligeable de la jeunesse, plus spécialement de la jeunesse bourgeoise. Il y a là une certaine forme d’intellectualisme. « De même qu’André Breton avait voulu lier le rêve de Rimbaud à la logique abstraite de Marx, le gauchisme désire unir en une seule gerbe d’espoir la transformation de la société et le changement de la vie. Cette recherche d’une vie nouvelle naît de la conviction que l’homme n’est pas seulement un être pratique mais qu’il lui faut satisfaire des besoins imaginaires, qu’il est en même temps un être politique et un être affectif ». Telle est l’origine de l’idée de l’homme « multidimensionnel », de cette dialectique qui mêle la connaissance de la vie sociale à la saisie de notre nature émotionnelle.
Henri Avron, professeur à la Sorbonne, analyse successivement les fondements politiques du gauchisme (tous liés aux dissidences qui ont affecté le marxisme), ses fondements psychanalytiques (la « libération » sexuelle, la réactualisation du freudisme, l’exaltation de l’érotisme comme moyen de « libération »), enfin la « contre-culture » (qui s’exprime surtout par des refus, notamment en matière d’éducation). Il n’a pas voulu dresser un bilan. En dépit des attaques gauchistes, la « forteresse communiste » semble « plus imprenable que jamais ». Mais on peut se demander si le gauchisme, quelles que soient ses vicissitudes, ne marque pas notre époque. Il est un mythe pour des jeunes qui rejettent certains aspects de la « société de consommation » dont ils sont des privilégiés, mais ils redoutent les lendemains ; ils se veulent internationalistes mais s’enflamment pour toutes les minorités qui se disent « nationales » ; ils errent dans le désordre mais condamnent toute autorité en matière d’éducation, et ils ne se retrouvent d’accord avec eux-mêmes que dans la défense de la nature. Se situant entre le marxisme et la psychanalyse, conçu par rapport aux sociétés industrielles, le gauchisme appartient à notre époque. Mais est-il nouveau ? Les Grecs distinguaient le véritable bonheur (eudaemonia), intériorité et contentement, des tentations d’un bonheur fictif (tychê), que l’on appellerait aujourd’hui nécessité matérielle ou sociale. L’insatisfaction est de toutes les époques, et le gauchisme d’aujourd’hui se distingue de ces devanciers par son vocabulaire et par sa coloration politique. ♦