Sept ans avec Leclerc
Suivant le point de vue où l’on se placera, cette nouvelle tranche des souvenirs de guerre du général Massu sera différemment appréciée.
Les amateurs d’histoire militaire seront déçus. Sauf pour la période d’Indochine – nous y reviendrons – ils ne trouveront dans ces banals extraits empruntés aux journaux de marche des unités commandées par Jacques Massu de 1940 à 1947, rien qui n’ait été maintes fois relaté. Ceux qu’intéresse la personnalité de Leclerc (au souvenir duquel le livre est dédié) et qui voudraient mieux pénétrer la nature de son génie, resteront sur leur faim, car, si Leclerc a eu pour Massu-chef-de-guerre une prédilection et une estime singulières, il ne l’a jamais, de l’aveu même de l’intéressé, pris pour confident de ses pensées. En fait, l’ouvrage de Jacques Massu n’éclaire d’un jour nouveau et original ni les événements qu’il relate, ni les personnages qu’il met en scène. Par contre, probablement à l’insu de l’auteur, il porte témoignage – et c’est là croyons-nous, son principal intérêt – sur ce que fut la société militaire française des années 1940.
Encore relativement monolithique à la veille de la guerre, bien que déjà tiraillé, entre autres par l’accentuation des différences d’origine sociale, le corps des officiers français se retrouvera, au lendemain de la défaite et des bouleversements politiques qui s’en suivirent, profondément fissuré. Des facteurs géographiques, combinés à l’héritage inégalement réparti des idéologies nouvelles qui avaient pris naissance entre les deux guerres, eurent vite faits de disloquer l’armée française en des blocs sinon hostiles, du moins profondément divisés et méfiants les uns des autres qui, pendant quatre ans, évoluèrent (ou se formèrent, pour les plus jeunes) en observant des règles de conduite radicalement opposées. Armée d’Afrique, Forces françaises libres – FFL –, Organisation de résistance de l’armée – ORA –, armée d’armistice en métropole, prisonniers en Allemagne – autant de mentalités, de principes et de comportements différents, sous des uniformes aussi disparates que les armements qu’ils avaient à leur disposition.
Peu à peu cependant, ces forces retournèrent au combat, séparément d’abord et sur des théâtres d’opérations différents, puis, à partir d’un certain moment, ensemble, lorsqu’il s’est agi de la libération définitive du pays. Mais le fait de participer à des missions devenues communes n’effaça pas aussitôt les malentendus. Le comportement, et jusqu’à la façon de raisonner, même au combat, n’étaient plus les mêmes. Chaque groupe avait acquis un style qui lui était devenu propre et qui était le produit des expériences et des circonstances particulières qu’il avait vécues, au cours de la période où les chemins suivis ne se recoupaient pas.
C’est ce clivage, apparu à une certaine époque dans la société militaire française, que le livre de Jacques Massu permet de mieux comprendre et de mieux analyser. Il y a là un apport non négligeable à une meilleure connaissance des temps présents, car ce clivage, 35 ans plus tard, n’a pas encore entièrement disparu, quel qu’ait été le rôle « d’apaisement » joué, au lendemain de la Libération, par la guerre d’Indochine et la relève des générations.
C’est sur cette période de l’Indochine, précisément que nous voulions revenir.
En effet, si les circonstances de notre réinstallation dans ce pays en 1945 ont souvent été évoquées, nous croyons que Jacques Massu a particulièrement bien réussi dans son livre à rendre l’état d’esprit, la psychologie et les motivations des jeunes Français du « Détachement Massu » qui ont été les premiers à « croiser le fer » avec la résistance indochinoise. Il a su montrer la profonde injustice qu’il y avait à les confondre avec des colonialistes – c’était le slogan du Viet Minh – ou avec des aventuriers – c’était souvent ce qu’en pensaient les « anciens d’Indochine ». En fait, ce furent, dans leur très grande majorité, des garçons de bonne volonté, qui s’attachèrent au pays et aux hommes qu’ils eurent à combattre et qui, sans doute, auraient voté pour son indépendance plutôt que pour sa reconquête, s’il avait été d’usage de consulter les légions chargées de faire la politique de l’Empire. À l’autre extrémité de la hiérarchie, Jacques Massu apporte également quelques précisions sur la façon dont Leclerc envisageait sa mission. Sur les rapports de celui-ci avec l’amiral d’Argenlieu, il cite en particulier, in extenso, deux documents, à notre connaissance inédits, et du plus haut intérêt : une lettre adressée de Kandy le 7 septembre 1945 par Leclerc à l’amiral et la réponse de celui-ci du 11. Ces lettres posent le problème de la coexistence aux Indes d’abord et prochainement en Indochine des autorités civiles et militaires françaises. Elles éclairent d’une façon très vive les caractères et les conceptions respectifs des détenteurs de ces deux autorités et permettent de mieux comprendre leur « mésentente » qui, d’après la majorité des historiens, a été déterminante pour l’évolution ultérieure du problème indochinois. On est quelque peu surpris de trouver ces documents essentiels dans un livre qui, par ailleurs, n’apporte rien de bien nouveau dans le domaine historique. N’y aurait-il pas d’autres documents, aussi importants, dans d’autres archives privées ? Souhaitons égoïstement que l’exemple de Jacques Massu soit suivi, même s’il contrevenait aux règles du secret cinquantenaire. ♦