Histoire anachronique des Français
Voici un livre qui risque fort de sonner étrangement aux oreilles des contemporains. Comment définir la personnalité de base d’un peuple en tournant délibérément le dos aux « sciences humaines » qui sont aujourd’hui autant de voies pour l’histoire ? En effet, Louis Chevalier privilégie un seul document, la littérature, « la littérature classique. La littérature en toute simplicité. En toute nudité… ». La volonté polémique est évidente dans ce dessein de dresser pour ainsi dire un monument de la culture traditionnelle au carrefour d’une Histoire où désormais se rencontrent anthropologie, sociologie, psychanalyse. Cette intention n’est pas un obstacle pour le lecteur : nous savons bien que toute pensée, même si elle le nie, est dans son fond une polémique.
Louis Chevalier veut dans ce livre peindre la mentalité des Français : les traits qui façonnent la personnalité des peuples, il les suppose, de génération en génération, transmués des caractères les plus anciens. Un peuple est à la fois une aire et une forme, autrement dit une nature et une culture. La culture intellectuelle reflète – ou mieux « est » – les caractères principaux d’une nature. Ainsi l’épaisse et sombre forêt allemande, la forêt de Tacite ou de Dürer, est à l’image de l’âme allemande dans sa façon particulière de penser et de sentir ; le cœur de l’être, la pensée allemande le trouve dans ces chemins forestiers qui s’enfoncent toujours plus loin – les Holzwege d’Heidegger – et qu’évite dans le doute Descartes, le Français. Toute une série de métaphores, tournoyant autour de leur objet, expriment la coloration collective d’un psychisme – ici le français et l’allemand, éternel couple d’opposés. De séduisantes correspondances prennent de la sorte figures. D’Ausone à Descartes, de La Fontaine à Paul Valéry, l’auteur discerne, à l’unisson d’une nature variée, infiniment relative, une sensibilité française, faite dans l’étoffe d’une sagesse que révèle le clair langage d’une littérature toujours psychologique, quoiqu’elle en veuille. En somme, l’esprit de la France est le classicisme : « il y a toujours un XVIIe siècle intemporel ».
La confrontation érudite des œuvres offre ainsi la ligne de force de la mentalité française. Mais la question de savoir « qu’est-ce qu’un Français ? » ne peut que rester sans réponse : une « psyché collective » est malgré tout une abstraction. Un peuple est une jonction de l’individuel et du collectif : la raison de Descartes peut-elle être l’aune de celles des « crocheteurs du port-au-foin » ? D’autre part les œuvres de la culture, fruits d’une éducation, n’en possèdent pas moins une cohérence propre plus ou moins indépendante de leur environnement temporel. L’histoire de la pensée est des plus secrètes, au point que Hegel pouvait écrire « Il n’y a pas une proposition d’Héraclite que je n’aie reprise dans ma logique ». Or. Louis Chevalier éclaire la nature par la culture et vice versa. Mais sont-elles logiquement impliquées l’une par l’autre ? Ceci reste du domaine de la persuasion et non de la conviction – pour parler comme Pascal. L’auteur le confesse le premier quand il écrit dans sa conclusion : « On attend de l’image l’explication, elle n’apporte que description éphémère, et pourtant merveilleuse : poussière d’or entre les doigts de qui veut la saisir. Pourquoi ne pas s’en contenter ?… ». Le privilège exclusif du document littéraire explique les limites de l’étude pour un esprit qui aime les conclusions. La littérature n’est qu’un document parmi d’autres – combien séduisant certes – de l’histoire des mentalités. La patiente analyse chronologique des strates d’un psychisme collectif apparaît inévitable. L’historien des Parisiens le sait mieux que tout autre. Toutefois, par ce livre, Louis Chevalier aura rappelé tout ce que l’utilisation littéraire des textes peut apporter à la connaissance de la sensibilité et de la mentalité d’un peuple. ♦