Sakharov parle
Il s’agit, faisant suite à une très intéressante préface de Harrison E. Salisbury qui retrace les principales étapes de la carrière d’André Sakharov, d’un recueil de documents. Ce sont : des lettres ouvertes, des déclarations à la presse, des interviews, un mémorandum adressé aux dirigeants de l’URSS, diverses notes, comptes rendus, etc., rédigés par l’auteur au cours des années 1968-1973. De nombreux extraits de ces documents ont été, en leur temps, publiés dans la presse occidentale. Leur réunion en un seul volume permet de beaucoup mieux comprendre la nature exacte du combat réformateur que Sakharov mène avec l’acharnement que l’on sait contre le système politique et social en vigueur dans son pays.
Il est bien évident que sur un sujet aussi brûlant, l’appréciation des textes présentés sera radicalement différente suivant les familles spirituelles et politiques. Nous nous bornerons donc à quelques remarques d’ordre général qui ne touchent pas au fond des problèmes examinés.
André Sakharov a été, entre l’âge de 20 et 30 ans, un des physiciens les plus exceptionnellement doués et les plus brillants de sa génération. Puis, par suite de circonstances qui sont abondamment relatées et analysées dans son livre, il a pratiquement abandonné la science et la recherche pour se consacrer à une réflexion politique dans le sens le plus noble et le plus désintéressé. Ce domaine lui avait été jusque-là totalement étranger. Il avait en effet, vécu dans le monde rigoureusement fermé, protégé et privilégié des savants atomistes soviétiques, auxquels tout contact avec les réalités extérieures était strictement interdit. C’est en tâtonnant et presque en aveugle, nous dit-il lui-même, qu’il s’est engagé sur ce nouveau terrain, pour découvrir que la rigueur du raisonnement scientifique n’y avait pas cours, que tout y était relatif et que personnellement il manquait cruellement d’expérience. Personne ne se risque à lui venir en aide. Il ne rencontre bien entendu qu’hostilité et méfiance auprès de « l’establishment » soviétique, pour qui les problèmes que Sakharov découvrait constituaient depuis longtemps un monopole âprement défendu. Avec l’honnêteté intellectuelle et l’humilité propres à un esprit scientifique, André Sakharov reconnaît qu’aujourd’hui encore sa recherche n’est pas terminée et qu’il n’est pas sûr de sa vérité. De son propre aveu, il n’avance que des hypothèses. Il demande aux lecteurs de ne pas les prendre pour des certitudes et de ne pas en tirer de conclusions hâtives.
Un autre point important est le suivant. Sakharov est interdit de publication en URSS. Pour se faire entendre, il n’avait donc d’autre ressource que de s’adresser dans ses écrits à l’opinion occidentale. Mais c’était là un public qu’il ne connaissait pas et dont il lui était difficile de prévoir les réactions. Il n’a pas mesuré, ou n’a mesuré que partiellement, l’ampleur de l’écho que ses réflexions sur la Russie susciteraient en Occident et, surtout, que ses réflexions seraient utilisées comme argument politique dans des débats entre Occidentaux sur leurs propres problèmes aussi bien que sur les problèmes internationaux. Il est plus que probable qu’il n’aurait pas écrit certaines choses s’il avait réalisé le tort qu’il risquait de faire involontairement à son pays dans l’esprit de quelques-uns.
Enfin – à l’inverse, pourrait-on dire – la plupart de ceux qui liront ce livre ne connaissent pas en fait, autrement que par ouï-dire, ou plus exactement ne « sentent » pas vraiment, la Russie d’aujourd’hui. Ils n’imaginent qu’imparfaitement la réalité des rapports sociaux en URSS. Le sens et la portée des débats qui agitent l’intelligentzia russe, en son sein et dans ses relations avec le pouvoir établi, leur échappent en grande partie, par la faute d’ailleurs aussi bien de cette intelligentzia elle-même que de ce pouvoir. Dans ces conditions, il importe que le public occidental n’accepte qu’avec précautions les jugements qu’il sera tout naturellement tenté de formuler. Il ne faut pas que les arbres des revendications généreuses et passionnées d’André Sakharov lui cachent la forêt épaisse et difficilement pénétrable des véritables convictions du peuple russe.
Sous ces quelques réserves, l’ouvrage d’André Sakharov est incontestablement d’un très vif intérêt. ♦