Dialogues avec un général
Ce 3e volume des souvenirs d’André Zeller couvre les dernières années, de 1954 à 1961, de son long périple militaire. Bien que le mot « dialogue » ait été conservé dans le titre de l’ouvrage, il ne s’agit plus cette fois d’une partition à deux voix. Le général parle tout seul et nous livre le résultat de ses réflexions sans les confronter avec celles d’un alter ego qui n’aurait pas pris part à l’action.
La période considérée comprend l’épisode majeur de la carrière du général Zeller : sa participation, en avril 1961, à ce qu’on a appelé le putsch des généraux en Algérie. Sur le déroulement des événements au cours des quatre journées dramatiques du 21 au 24, l’auteur n’apporte guère de précisions nouvelles. Les souvenirs déjà publiés des trois autres généraux rebelles, une foison d’études et de témoignages venant de tous les horizons, les comptes rendus des procès, ont mis un point final à l’histoire événementielle du putsch. L’intérêt du livre d’André Zeller est ailleurs.
Voici un officier général qui a fait une carrière exemplaire, partagée entre les combats (il a participé de bout en bout aux deux guerres mondiales), l’étude (il a suivi entre autres, l’enseignement de l’École de Guerre), et des emplois d’état-major aux niveaux les plus élevés. Il a partout brillamment réussi. Il est réputé pour son bon sens, sa clairvoyance et d’exceptionnelles capacités techniques. La politique, comme l’ambition personnelle lui sont totalement étrangères ! Et voilà que cet homme pondéré, prudent et réfléchi va se lancer dans une aventure quasi picaresque, objectivement désespérée, hâtivement et mal préparée et dont les conséquences risquent, en toutes hypothèses, d’être fatales à l’unité de l’armée, sinon à l’unité nationale elle-même. Quelle est donc la force irrésistible qui le pousse ainsi à la révolte ?
Il nous semble, à le lire, qu’elle est née pour l’essentiel du sentiment aigu de l’injustice dont lui paraissait, en cette affaire d’Algérie, victime l’armée française. Nul n’était mieux placé qu’André Zeller, deux fois pendant quatre ans Chef de l’état-major de l’Armée de terre entre 1954 et 1959, pour mesurer l’ampleur de cette injustice. Dans un premier temps, c’est le désarroi de la classe politique qui pousse les gouvernements de la IVe République à « militariser » le problème algérien et à en faire supporter tout le poids par l’armée en chicanant cependant au jour le jour sur les moyens les plus indispensables à l’action. Dans un second temps, sous le général de Gaulle, les moyens sont moins parcimonieusement attribués. Mais l’armée est de plus en plus, et bientôt systématiquement, écartée de toute participation aux décisions politiques intéressant l’Algérie, au point de se voir dénier toute compétence dans l’appréciation des buts et de la finalité de l’action. Certes, en la matière, le reste du pays y compris les membres du gouvernement eux-mêmes, n’était pas mieux traité. Mais cette attitude du pouvoir, pour justifiée qu’elle ait pu être, est beaucoup plus douloureusement ressentie par l’armée en raison des sacrifices de sang qu’on continue à exiger d’elle et parce qu’elle est consciente d’avoir été la seule à accepter des responsabilités à une époque où on ne trouvait personne pour les assumer.
André Zeller qui se sent, au poste qu’il occupe, à la fois responsable et solidaire de l’armée, observe, avec un sentiment angoissant d’impuissance, l’évolution de la pensée gaullienne qui, de « petites phrases » en boutades sibyllines, sème le désarroi dans les popotes et trouble profondément les consciences militaires. Le jour où il comprend que le choix du chef de l’État est fait et que ce choix est définitif, il constate que, quant à lui, aucun raisonnement n’est plus en mesure de le retenir dans l’obéissance. Sa révolte ne peut plus avoir d’issue que dans l’action.
C’est le long cheminement de ce processus qui fait du livre d’André Zeller un document humain et psychologique de tout premier ordre, ainsi qu’une contribution essentielle à toute future histoire de l’armée française. ♦