Écrire comme on se souvient
Avant d’entrer à l’Académie française en 1961, Jean Guitton, qui fut longtemps titulaire de la chaire d’Histoire de la Philosophie à la Sorbonne, s’était fait connaître par une œuvre d’une grande richesse en essais philosophiques et religieux. Il est en particulier le philosophe de L’Éternité et du Temps, sujet qui n’a cessé de le fasciner et auquel il est revenu sans cesse depuis la thèse qu’il lui avait consacrée comme jeune agrégé sorti de l’École normale supérieure (ENS). Chacun connaît également son admirable Portrait de M. Pouget (Gallimard), ce lazariste aveugle, mort en odeur de sainteté et qui fut son inspirateur et son formateur, ce self-made-man de la théologie et de la critique biblique que l’Église, si elle n’alla pas jusqu’à le condamner comme jadis M. Loisy, tint injustement en suspicion à l’époque de la crise du modernisme.
Pourquoi l’auteur qui, à travers ces nombreux ouvrages antérieurs, nous a déjà beaucoup appris sur lui-même, sur ses proches, sur sa mère – dont il a fait une émouvante évocation dans Une mère dans sa vallée (Fayard) et sur les personnages célèbres qu’il a eu le privilège d’approcher – Bergson, Lord Halifax, Mounier, Paul VI – ressent-il comme un besoin et un devoir de se livrer à nous par des « mémoires » dont voici le premier tome ? C’est que, nous dit-il, en reprenant un mot de Joubert, il convient d’écrire même ses pensées abstraites « après un long repos de l’âme et comme on se souvient ».
Il s’agit donc là, comme l’auteur nous en avertit dans son avant-propos, d’un exercice du souvenir et c’est ce qui fait toute la différence avec le Journal qui, portant sur l’éphémère et contenant en quelque sorte des atomes de vie, ne laisse pas voir le rapport avec la totalité d’une existence. Cette vie, Jean Guitton veut au contraire nous en présenter l’unité. On songe tantôt à la monade de Leibniz – l’auteur n’a-t-il pas lui-même consacré une étude parallèle à ces deux grands de la philosophie et de la mathématique : Pascal et Leibniz – tantôt à la devise que Bergson proposa jadis au jeune normalien : « Le tout existe avant les parties ». On ne peut manquer non plus d’y voir avec lui l’accomplissement de cette prophétie que son maître Brunschvicg lui fit un jour : « vous serez le philosophe de la pronoïa » (ce qui est en avant de nous : la destinée).
Ce n’est pas là le fruit du hasard à moins qu’on nomme ainsi « l’Auteur des destinées… Et si je ne le nomme jamais, nous dit le philosophe chrétien, c’est qu’il m’est toujours présent, composant l’existence avec des fils entrelacés, me conduisant par ses sentiers à lui là où, moi, je tends ».
Selon un procédé qui lui est familier et qui lui a déjà si bien réussi, l’auteur procède par rapprochements, par diptyques mettant face à face les personnages qu’il a connus qu’il s’agisse tantôt de Teilhard et du Père Pouget, tantôt de Bergson et de Loisy, de Saliège et de Roncalli ou encore des moments intenses qu’il a vécus, les deux armistices 1918 et 1940, les funérailles de ces deux stratèges Foch et de Gaulle qu’il a connus et sur la gloire desquels il a longuement réfléchi. Car c’est un trait de ce philosophe : il n’a jamais caché, l’attrait qu’il éprouvait pour les hommes de guerre et il n’a jamais non plus ménagé son temps aux écoles de guerre qui l’ont si souvent sollicité comme conférencier.
Dominant le cours de sa propre existence pour s’attacher à l’histoire de son temps, Jean Guitton y voit deux grandes coupures : 1940 et le Concile Vatican II. Nous les retrouverons dans le deuxième tome à paraître de ces mémoires.
Un livre tout à la fois de confidence et de réflexion qui allie la variété à l’authenticité, dans un style admirablement adapté.
Avant d’entrer à l’Académie française en 1961, Jean Guitton, qui fut longtemps titulaire de la chaire d’Histoire de la Philosophie à la Sorbonne, s’était fait connaître par une œuvre d’une grande richesse en essais philosophiques et religieux. Il est en particulier le philosophe de L’Éternité et du Temps, sujet qui n’a cessé de le fasciner et auquel il est revenu sans cesse depuis la thèse qu’il lui avait consacrée comme jeune agrégé sorti de l’École normale supérieure (ENS). Chacun connaît également son admirable Portrait de M. Pouget (Gallimard), ce lazariste aveugle, mort en odeur de sainteté et qui fut son inspirateur et son formateur, ce self-made-man de la théologie et de la critique biblique que l’Église, si elle n’alla pas jusqu’à le condamner comme jadis M. Loisy, tint injustement en suspicion à l’époque de la crise du modernisme.
Pourquoi l’auteur qui, à travers ces nombreux ouvrages antérieurs, nous a déjà beaucoup appris sur lui-même, sur ses proches, sur sa mère – dont il a fait une émouvante évocation dans Une mère dans sa vallée (Fayard) et sur les personnages célèbres qu’il a eu le privilège d’approcher – Bergson, Lord Halifax, Mounier, Paul VI – ressent-il comme un besoin et un devoir de se livrer à nous par des « mémoires » dont voici le premier tome ? C’est que, nous dit-il, en reprenant un mot de Joubert, il convient d’écrire même ses pensées abstraites « après un long repos de l’âme et comme on se souvient ».
Il s’agit donc là, comme l’auteur nous en avertit dans son avant-propos, d’un exercice du souvenir et c’est ce qui fait toute la différence avec le Journal qui, portant sur l’éphémère et contenant en quelque sorte des atomes de vie, ne laisse pas voir le rapport avec la totalité d’une existence. Cette vie, Jean Guitton veut au contraire nous en présenter l’unité. On songe tantôt à la monade de Leibniz – l’auteur n’a-t-il pas lui-même consacré une étude parallèle à ces deux grands de la philosophie et de la mathématique : Pascal et Leibniz – tantôt à la devise que Bergson proposa jadis au jeune normalien : « Le tout existe avant les parties ». On ne peut manquer non plus d’y voir avec lui l’accomplissement de cette prophétie que son maître Brunschvicg lui fit un jour : « vous serez le philosophe de la pronoïa » (ce qui est en avant de nous : la destinée).
Ce n’est pas là le fruit du hasard à moins qu’on nomme ainsi « l’Auteur des destinées… Et si je ne le nomme jamais, nous dit le philosophe chrétien, c’est qu’il m’est toujours présent, composant l’existence avec des fils entrelacés, me conduisant par ses sentiers à lui là où, moi, je tends ».
Selon un procédé qui lui est familier et qui lui a déjà si bien réussi, l’auteur procède par rapprochements, par diptyques mettant face à face les personnages qu’il a connus qu’il s’agisse tantôt de Teilhard et du Père Pouget, tantôt de Bergson et de Loisy, de Saliège et de Roncalli ou encore des moments intenses qu’il a vécus, les deux armistices 1918 et 1940, les funérailles de ces deux stratèges Foch et de Gaulle qu’il a connus et sur la gloire desquels il a longuement réfléchi. Car c’est un trait de ce philosophe : il n’a jamais caché, l’attrait qu’il éprouvait pour les hommes de guerre et il n’a jamais non plus ménagé son temps aux écoles de guerre qui l’ont si souvent sollicité comme conférencier.
Dominant le cours de sa propre existence pour s’attacher à l’histoire de son temps, Jean Guitton y voit deux grandes coupures : 1940 et le Concile Vatican II. Nous les retrouverons dans le deuxième tome à paraître de ces mémoires.
Un livre tout à la fois de confidence et de réflexion qui allie la variété à l’authenticité, dans un style admirablement adapté. ♦