Quand Dieu renverse son ange
N’eut-ce été le fait de paraître en France peu après le Contre tout espoir de Nadejda Mandelstamm et presque en même temps que L’Archipel du Goulag de Soljénitsyne, le livre de Aino Kuusinen aurait pu avoir un impact considérable, comme ce fut le cas lorsqu’il fut publié en Allemagne en 1972. Cette autobiographie contenait en effet la relation des longues années d’internement de l’auteur dans les camps de représailles politiques de l’URSS. C’était un des tout premiers témoignages, détaillé, précis, irréfutable, qui ait réussi à se frayer un chemin jusqu’en Occident, pour y provoquer la surprise, l’indignation et l’écœurement que l’on sait.
Aino Kuusinen, aujourd’hui décédée, avait été l’épouse du révolutionnaire finlandais Otto Kuusinen, réfugié en URSS dès 1919, organisateur et animateur du Komintern, membre influant du Comité central et l’un des rares représentants de la vieille garde bolchevique qui ait réussi à échapper à toutes les purges staliniennes avant et après la guerre, au point d’avoir eu droit, lorsqu’il disparut en 1964, aux funérailles les plus grandioses et les plus solennelles jamais accordées à un membre du Parti.
Sa femme, Aino, fut d’abord sa collaboratrice au Komintern et bénéficia de tous les avantages réservés à la « nouvelle bourgeoisie révolutionnaire », puis, ayant décidé de le quitter, se lança dans une carrière personnelle qui la conduisit, entre autres, à faire partie des services secrets de l’Armée rouge et aboutit, assez vite, à son arrestation et à une condamnation administrative de quinze années de travaux forcés pour activité contre-révolutionnaire.
L’intérêt de son récit tient en partie à l’originalité de l’expérience qu’elle a vécue dans les « hautes sphères » du régime, dans l’anonymat et les mystères des « services » et dans les tortures physiques et morales des camps. Mais ce qui rend son témoignage particulièrement émouvant, c’est cette sorte de détachement et d’indifférence impavides qu’elle manifeste pour tout ce qui la touche personnellement. Elle enregistre et rend compte, avec minutie et précision, mais sans émotion apparente, de ce qu’elle a observé, comme si elle n’était pas vraiment concernée. Son récit est en outre, dénué de toute passion politique et sa crédibilité s’en trouve singulièrement renforcée. Cette objectivité un peu sèche pour ce qui concerne les faits est palliée par une attitude profondément humaine et compréhensive vis-à-vis de son entourage. Son livre, de ce point de vue, se révèle particulièrement attachant et complète celui de Soljénitsyne qui manque souvent de sérénité. ♦