Un jury pour la Révolution
Le but de l’ouvrage du doyen Godechot est clairement défini dans son introduction : « Il existe une véritable chaîne qui lie les uns aux autres tous les historiens de la Révolution et le meilleur moyen d’essayer de parvenir à une plus grande impartialité n’est pas de les ignorer mais au contraire de bien les connaître… En fait, l’étude critique des historiens, c’est-à-dire l’historiographie, n’est pas seulement une science “auxiliaire” de l’histoire, elle en est partie intégrante et même préalable ».
L’introduction indique en outre la « thèse » de l’auteur et le procédé qu’il va utiliser : l’historien subit l’influence de son époque, il « est, avant tout, de son temps » c’est pourquoi la « classification des historiens par « générations » est plus significative que toute autre ».
Le choix des 14 historiens étudiés, le « jury pour la Révolution », peut certes paraître arbitraire mais il devait rester limité et il est fait en réalité avec un grand discernement en fonction du but poursuivi.
La première génération est celle des historiens nés pendant la Révolution ou l’Empire, Mignet, Thiers, Carlyle, Lamartine, Michelet, Louis Blanc, Edgar Quinet et Tocqueville. La seconde comprend von Sybel et Taine, nés après l’Empire. La troisième Aulard et Jaurès qui écrivent tous deux en 1901. Enfin l’époque contemporaine est illustrée par Mathiez et Lefebvre, l’auteur se refusant à traiter de ceux qui sont encore en vie. À noter cependant que l’œuvre et les tendances des principaux contemporains vivants, dont celles de l’auteur, sont évoquées dans la conclusion.
Si le procédé peut apparaître facile voire artificiel, il se révèle en définitive comme très fécond en beaucoup de domaines. Il permet à la fois de bien montrer la « chaîne » qui lie entre eux ces historiens très divers, de dégager l’évolution des conceptions et des méthodes historiques jusqu’aux plus modernes et de mener à des oppositions ou à des rapprochements passionnants au sein des diverses générations.
En outre, ce qui ne gâte rien, l’ouvrage n’est jamais lassant, bien au contraire, même pour les huit historiens de la 1re génération dont le nombre même présentait un danger. L’auteur manie avec beaucoup de dextérité en la variant sans cesse une formule qui lui permet, pour chaque historien, de montrer ses origines sociales, sa formation historique, sa carrière, sa vocation historique, sa documentation, la présentation et l’extension de son œuvre ainsi que l’accueil reçu. Enfin et également dans chaque cas, il précise si l’auteur a rattaché ou non la Révolution française à un phénomène plus général (thèse caractéristique de la « révolution atlantique » chère au doyen Godechot) la part qu’il accorde au « peuple » et aux grands hommes (en particulier à Danton et Robespierre), aux questions économiques et sociales, aux institutions, à la violence.
La partie consacrée à Mathiez et Lefebvre dont l’auteur a été successivement le disciple est particulièrement fournie en détails vivants et éclairants.
Dans sa conclusion, l’auteur insiste sur deux thèmes. Le premier constate que « l’attitude des quatorze historiens… a dépendu de leur position politique… Et ces prises de position elles-mêmes étaient fonction de leur origine nationale, familiale, sociale ». Un historien peut-il d’ailleurs échapper à ces contraintes que souvent même il ignore ? La seconde suggère que « l’histoire de la Révolution peut être, aussi, toujours récrite, parce que les événements contemporains nous permettent de mieux comprendre certains de ces aspects ».
Au total, un livre riche et dense qui ne peut laisser indifférents les familiers de l’histoire de la Révolution et qui donnera aux profanes le désir de lire les historiens étudiés en les situant désormais avec précision. ♦