Histoire culturelle de la France. XIXe-XXe siècles
Une histoire culturelle est une entreprise encore peu familière au lecteur et il faut être reconnaissant à Maurice Crubellier de présenter un premier essai d’une telle ampleur dans une collection universitaire accessible à tous les publics.
Le terme de culture n’est pas des plus aisés à définir et l’auteur consacre tout un chapitre à l’élucidation de ce concept « fourre-tout » et à des explications théoriques d’un très grand intérêt. Retenons au passage cette formule empruntée à Edgar Morin et qui sert de fil conducteur à toute cette recherche : « La culture est un système métabolisant, c’est-à-dire assurant des échanges (variables et différents selon les cultures) entre les individus, entre les individus et la société, entre la société et le cosmos… La culture n’est ni une superstructure ni une infrastructure, mais le circuit métabolique qui joint l’infrastructurel au suprastructurel ».
L’objet de la recherche étant ainsi cerné, comment le saisir ? La méthode utilisée pour l’analyse du matériel documentaire s’inspire des travaux du sociologue américain Sorokin. Toute culture suppose en effet la rencontre de trois termes : un groupe constitué, des moyens de communication (véhicules ou « média ») et un contenu (message). Ces trois termes sont d’ailleurs étroitement solidaires ; ils réagissent constamment les uns sur les autres et ne sont distingués que pour les commodités de l’analyse. Ils ne sont pas non plus traités selon un ordre indifférent ; le cheminement conduit toujours du « médium » au message et enfin au groupe culturel. L’important, en effet, n’est pas de rechercher ce qu’a pu être la culture d’un groupe (ce qui serait la démarche de l’histoire sociale), mais de délimiter le plus exactement possible le groupe de chaque culture. Ces quelques préliminaires sont indispensables à la compréhension du livre de M. Crubellier, et le lecteur intéressé par la méthodologie historique trouvera dans ce chapitre introductif un bon exemple de ces « nouveaux territoires » que l’« historien s’efforce de conquérir, hors du champ événementiel ».
Les promesses de l’introduction sont largement tenues dans la suite du livre, qui est une illustration éclatante de la valeur des méthodes utilisées.
Dans une première partie, l’auteur étudie les cultures traditionnelles, c’est-à-dire les deux grands ensembles de la culture populaire, essentiellement rurale, et de la culture des élites, cléricale et bourgeoise. Cette description s’inscrit dans le demi-siècle qui sépare la Restauration de la IIIe République. Dans la deuxième partie, apparaissent les nouveautés qui s’imposent peu à peu de 1815 à nos jours : la presse, l’école, les différentes formes de la culture de consommation et enfin les « mass media » dont on sait le rôle dans notre société révélé par Mac Luhan. Dans la troisième partie, il est fait une place non plus à ces ensembles hérités du passé, mais à des forces de résistance et de contestation, qui sont le plus souvent liées à des minorités ou à des groupes marginaux. Toute véritable culture porte en effet en elle-même des contradictions qui sont autant des menaces que des promesses pour l’avenir.
Cette esquisse d’histoire culturelle qui s’étend sur deux siècles s’achève sur la constatation d’un double phénomène : d’une part la liquidation de la culture populaire traditionnelle, et d’autre part une fossilisation de la culture des élites, inadaptée aux nouvelles conditions sociales et politiques. L’explication de ce double phénomène paraît assez simple ; la culture, l’économie et la politique n’évoluent pas au même rythme. Ainsi la révolution culturelle et urbaine, ainsi que le processus de démocratisation politique qui lui fait suite, n’ont pas été accompagnés d’une révolution dans le domaine culturel. Ce décalage est à l’origine d’une crise culturelle dont les gouvernements et l’opinion publique n’ont pris conscience que très tardivement. Cette crise s’est révélée dans toute son ampleur en mai 1968. Les bons esprits sont d’ailleurs partagés sur l’interprétation du mouvement de mai. Révolution culturelle, comme le croit Paul Ricœur, ou psychodrame, comme l’assure Raymond Aron ? L’auteur estime avec prudence que le temps de la révolution culturelle n’est pas encore advenu. La contestation généralisée n’en est que l’annonce… Nous laisserons bien sûr à Maurice Crubellier la responsabilité de ce jugement, au demeurant très nuancé, et qui couronne une analyse très fine du mouvement de contestation culturelle depuis Dada jusqu’à Cohn-Bendit. ♦