Une république pour un roi
La République française, depuis la fin de la guerre d’Algérie, est comme encalminée. C’est sans doute pour cela que nous sommes sensibles au rappel des tempêtes encore si récemment traversées. Nous humons avec avidité, et parfois nostalgie, les brises, cependant bien amorties, qui nous portent le parfum des aventures passées. Jamais on n’a tant écrit sur la guerre de 39-45, sur la Résistance, sur l’Indochine, sur l’Algérie et sur la décolonisation.
Parmi toutes ces évocations, les épisodes parfois picaresques, mais le plus souvent dramatiques et sanglants, qui ont conduit à l’indépendance du Maroc ont été quelque peu négligés. On accueillera avec d’autant plus de curiosité le petit volume – qui ressortit de la recherche historique tout en laissant une large place aux souvenirs personnels – que Pierre July consacre à la politique marocaine de la France de 1954 à 1956, période cruciale du processus d’indépendance au cours de laquelle l’auteur était ministre des affaires marocaines et tunisiennes d’un gouvernement présidé par Edgar Faure.
Ce livre présente un très vif intérêt à plusieurs points de vue.
D’abord, par son contenu documentaire. On pourrait presque dire qu’il s’agit d’un de ces Livres blancs que publie parfois le Gouvernement pour faire connaître ou pour justifier sa politique. Il contient en effet les textes, souvent reproduits in extenso, des télégrammes, directives, instructions, échanges de lettres, etc. qui ont concrétisé l’action de la République. On peut, certes, se demander dans quelle mesure Pierre July avait le droit moral de publier et de commenter de son point de vue personnel ces différents documents dont il n’a eu à connaître (ou qu’il n’a rédigé que ès qualités). Mais ce droit ayant été pris, nous ne pouvons que nous réjouir de ce « manque de réserve » qui confère au récit un très haut degré d’authenticité.
Une autre raison de l’intérêt du livre se trouve dans l’évocation précise, détaillée et cruelle des conditions dans lesquelles avaient à travailler les gouvernements de la IVe République, écartelés entre les partis politiques, les lobby parlementaires, les « états d’âme » des députés, les intérêts du grand capital et les exigences des colons. Il est miracle que ces gouvernements, éternellement en sursis, condamnés à terme le jour même de leur investiture, aient parfois réussi à faire aboutir, contre la mesquinerie et la médiocrité, des desseins politiques empreints de générosité et de grandeur.
Enfin, Pierre July nous présente une très étonnante galerie de portraits des principaux acteurs de la pièce qu’il fait jouer devant nous. On trouve là des Marocains : Mohamed V, Moulay Arafa, le Glaoui, el-Mokri ; des Français du Maroc : Lemaigre-Dubreuil, Boniface ; les résidents enfin : le général Guillaume, Francis Lacoste, Gilbert Grandval, le général Boyer de La Tour. Ces portraits sont, pour la plupart, surtout en ce qui concerne les Résidents, d’une terrible férocité, qui leur enlève quelque peu de leur crédibilité. Mais ils ne sont pas fallacieux, croyons-nous. Ils se contentent d’accentuer certains traits caractéristiques des modèles pour aider à la démonstration. C’est là un procédé de romancier pourra-t-on dire, et non celui d’un responsable qui se veut historien. Sans doute ! Mais l’écrivain, dans le cas particulier, se révèle avoir beaucoup de talent. Et il est difficile de lui tenir rigueur de l’éclairage très personnel qu’il a choisi pour donner plus de relief à ses personnages, d’autant plus que les traits qu’il leur décoche sont très spirituels et ne paraissent pas devoir faire très mal après tant d’années. D’ailleurs Pierre July reconnaît très volontiers, tout au long de son récit, les erreurs qu’il a lui-même commises et n’hésite pas à annoncer « touché » en citant les critiques et attaques dont il a été abondamment l’objet de la part des adversaires de sa politique.
Quoi qu’il en soit, cette spontanéité et cette liberté dans les appréciations donnent au récit une allure très décontractée et un rythme qui est celui même de la vie et des passions. Cette impression de dynamisme est encore accentuée par le fait d’un style vigoureux, de phrases brèves et musclées, de mots percutants. On est très loin de l’exposé méthodique et précautionneux qui caractérise trop souvent les études consacrées à l’histoire diplomatique. Nous sommes plutôt en présence d’un véritable récit d’aventures et ceux-là mêmes qui n’ont pas été sur le moment attentifs à ce qui se passait au Maroc seront pris par l’évocation des péripéties surprenantes, administratives, guerrières et politiques d’un des épisodes les plus marquants et significatifs de la décolonisation. ♦