Hitler. T. I : Jeunesse et conquête du pouvoir (1889-1933) ; T. II : Le Führer (1933-1945)
Au milieu du flot de publications de tous ordres consacrées à Hitler et au nazisme, l’ouvrage de Joachim Fest aurait pu n’être qu’une contribution parmi tant d’autres à la prodigieuse et équivoque légende noire qui se développe autour des Nazis et de leurs chefs. Il n’en est rien et, qu’on le critique ou qu’on l’admire, le livre de M. Jochim Fest fera date dans l’historiographie contemporaine. Ce succès est dû à la compétence et au sérieux de l’auteur, à l’indéniable talent avec lequel il sait maintenir en éveil l’attention du lecteur durant plus de mille pages et à l’angle sous lequel il aborde le sujet.
Ce que cherche M. Joachim Fest sous les enveloppes successives du jeune homme de bonne famille, du caporal de la Grande Guerre, du politicien famélique et retors, de l’orateur hystérique, du chef de guerre ou de l’homme d’État, c’est la réalité de l’homme. Plus qu’à une histoire de Hitler, c’est à une psychanalyse du personnage, au meilleur sens du terme, que nous convie M. Jochim Fest, à travers des faits et gestes historiques. La méthode est rigoureuse, l’argumentation serrée, l’enquête minutieuse les descriptions précises, implacables cliniques. Nulle extrapolation fumeuse, nul pathos psychosociologique, nul cliché, défauts pourtant courants dans la littérature de ce genre. L’historien, habituellement si réticent face à la psychologie historique, ne peut ici que s’incliner et dire son admiration pour la probité et la maestria de l’auteur.
Les amateurs d’histoire sociale liront avec intérêt les tableaux fins et documentés de la petite bourgeoisie autrichienne d’avant 1914, ou du Munich des années 1920. L’historien politique et militaire appréciera l’étude que fait M. Joachim Fest du comportement de Hitler lors de la succession des crises et des coups de force : comportement logique, raisonné, pragmatique, ou bien irrationnalité pure et géniale intuition de la marge de manœuvre possible et des réactions de l’adversaire ? Le débat reste ouvert mais moralistes et hommes politiques y trouveront matière à maintes réflexions sur le rôle du facteur humain, de la psychologie du décideur dans la conduite des conflits contemporains.
Mais le sommet de l’ouvrage de M. Jochim Fest est son étude de Hitler orateur : appuyée sur une impressionnante et révélatrice documentation photographique, son analyse est sans aucun doute la plus pertinente que l’on ait jamais faite sur le sujet. Il démonte avec minutie les procédés de l’éloquence hitlérienne. Là encore, nul schéma a priori ; Hitler n’est ni le simple réceptacle des aspirations de l’Allemagne vaincue, ni le subtil et cynique technicien du maniement des foules. C’est dans une dialectique subtile et complexe, entre les rêves, les désirs, les fantasmes du peuple allemand de l’après-guerre et la personnalité, les idées, la sensibilité de Hitler, entre l’acteur et son public, qu’il faut chercher la voie de l’explication. M. Jochim Fest met bien en lumière ces différentes interactions entre la masse et l’orateur et l’aspect freudien que prennent leurs relations.
Pourquoi, finalement, referme-t-on ce livre avec un certain sentiment de déception, avec l’impression de questions laissées sans réponse ? Cela tient non pas au manque de talent de l’auteur mais à la nature du sujet lui-même. Au bout du compte, que sait-on de Hitler, de sa réalité charnelle ? Rien ! Ce qui frappe le lecteur, c’est le vide de la vie affective, les carences de la vie intellectuelle. Rien de la chaleur, de la présence de ces monstres, sacrés ou non, de l’histoire auxquels un certain style journalistique se plait souvent à le comparer : rien de l’attrait d’un Alexandre, de l’envergure d’un César, de la stature d’un Napoléon. Il fut, comme ce dernier, un petit caporal ; mais il ne fut jamais le héros d’Arcole !
Et le lecteur ne peut se défendre d’une impression de malaise. Dans le miroir de Hitler, toute la société européenne du début de ce siècle se reflète, avec ses tares et ses obsessions. Hitler est vide, mais c’est le vide du tambour, de la caisse de résonance qui amplifie et déforme monstrueusement les impulsions reçues. Et c’est en cela que réside cette impression de malaise ressentie par le lecteur. L’explication par le génie, le pouvoir charismatique, la prédestination du héros est en un certain sens rassurante : il s’agit d’exceptions rarissimes qui ne nous concernent pas directement. Pour Hitler, c’est le contraire : en puissance, il est présent dans les foules modernes, en nous-même peut-être, comme ces graines des plantes du désert qui attendent durant des années les circonstances propices pour germer.
Dans certaines sociétés – et ce fut le cas pour l’Allemagne après 1918 – des éléments favorables se trouvent réunis. Le hasard a voulu que ce fut un certain Adolf Hitler, mais il y avait dans les milieux marginaux de Bavière bien d’autres Hitler possibles. En ce sens, le livre de M. Jochim Fest est autant un sujet de méditation pour le responsable politique, l’homme d’État et le citoyen qu’un ouvrage d’histoire. ♦